Выбрать главу

— À cause de cet homme, dit Pilate amèrement, je ne peux même pas jouir de la paix nocturne !

Il était si troublé par cette naïve histoire qu’il appela Adénabar et moi-même dans un coin pour s’assurer une nouvelle fois de la mort du roi Jésus. L’avions-nous vu, de nos yeux vu, mourir, et avions-nous également vu comment le soldat lui avait percé le cœur ?

— Cet homme est mort sur la croix, jurâmes-nous en chœur, et n’a plus aucune chance de marcher.

Le vin que j’avais bu, tout ce dont j’avais été témoin et les sentiments que j’avais éprouvés, eurent pour conséquence qu’en dépit de ma fatigue, je dormis mal, en proie aux cauchemars ; je fus également importuné par les refrains d’ivrognes qui me parvenaient de la salle des officiers durant la nuit. Et en outre, la perçante sonnerie des trompettes du temple dont l’écho résonna par toute la ville me tira du sommeil à l’aube. J’eus aussitôt présent à l’esprit tout ce que j’avais vu et vécu la veille, et le souvenir du roi des Juifs et de son royaume recommença à me tourmenter.

Pour clarifier mes idées et ne rien oublier des événements qui s’étaient déroulés sous mes yeux, je m’installai pour les relater par écrit jusqu’au moment où Adénabar, les yeux gonflés et la tête lourde encore de vin, vint m’inviter à l’accompagner dans la cour d’entrée si je voulais me divertir quelque peu. Il y avait là, en effet, un groupe envoyé par le Sanhédrin et le grand prêtre, qui réclamait une entrevue avec le gouverneur bien que ce jour fût un samedi et qui plus est un samedi extraordinaire. Ponce Pilate tarda à descendre et lorsque enfin il arriva, il leur reprocha avec véhémence de troubler la quiétude de tous.

Les envoyés, manifestement en proie à une vive anxiété, affirmèrent que la dernière imposture serait pire que la première si les séides du Nazaréen parvenaient à dérober son corps et allaient raconter qu’il avait ressuscité le troisième jour ; c’est pourquoi ils priaient instamment le gouverneur afin que durant quelques jours une garde de légionnaires fût placée devant le tombeau, leurs propres gardiens n’étant point sûrs. Et pour plus de sécurité, ils demandèrent également que le tombeau fût scellé avec le sceau du gouverneur lui-même, nul Juif n’étant assez hardi pour le briser.

Pilate les traita de femelles imbéciles et se moqua d’eux.

— On dirait que le mort vous inspire une plus grande crainte encore que le vivant !

Ils lui promirent alors de lui envoyer de nombreux présents dès le lendemain – le samedi, en effet, leur religion leur interdit formellement de rien porter. Ponce Pilate finit par leur donner satisfaction : il envoya pour monter la garde devant le sépulcre, deux soldats accompagnés du scribe de la légion. Ce dernier avait pour mission de sceller le tombeau, non pas avec le sceau du proconsul, mais avec celui de la douzième légion. Il ordonna également que la garde soit renforcée pendant la nuit par quatre ou huit hommes selon ce que déciderait l’officier, car il savait du reste que deux légionnaires en faction la nuit de l’autre côté des murailles ne se sentiraient nullement rassurés.

Pensant qu’une promenade me ferait du bien, j’accompagnai le scribe. Sur le lieu du supplice se dressaient encore dans toute leur horreur les trois potences tachées de sang. Les piliers horizontaux avaient été démontés lorsque l’on avait descendu les corps. Non loin de là, dans un très beau verger, une tombe avait été creusée à même les rochers. Une grosse pierre en obstruait l’entrée et la force de deux hommes aurait tout juste suffi à la déplacer. Comme la chaleur était déjà forte, le scribe ne jugea pas nécessaire d’ouvrir le tombeau, les gardiens assurant que personne ne s’était approché depuis que Joseph et Nicomède, les traîtres du Sanhédrin, avaient placé la pierre avec l’aide de deux serviteurs.

Lorsque le scribe posa sur le seuil le sceau de la légion, je crus discerner une forte odeur de myrrhe qui s’exhalait de l’intérieur ; mais ce pouvait être aussi bien les fleurs du jardin qui me donnaient cette impression. Les deux soldats firent quelques grossières plaisanteries sur l’objet de leur mission, mais ils étaient à l’évidence fort satisfaits d’avoir à surveiller le sépulcre pendant le jour et que l’on dût les relever au crépuscule.

Je laissai le scribe sur le chemin du retour et portai mes pas vers le temple puisque l’on m’avait dit que je ne courrais aucun risque à pénétrer dans la première cour. Je traversai le pont qui conduisait à la montagne sacrée et franchis avec la foule la superbe porte du parvis des païens. Durant toute la matinée les citadins avaient afflué sans répit pour célébrer la fête ; mais la cour était encore assez dégagée, de sorte que je pus admirer les portiques à loisir. Bientôt, cependant, les chants monotones et les prières psalmodiées, l’odeur d’encens et de myrrhe, et l’intolérance ainsi que l’exaltation des gens qui m’entouraient me donnèrent la nausée ; je me souvins du corps du crucifié qui gisait dans le froid tombeau de pierre et toute ma sympathie se porta vers lui, vers ce peu qu’il y avait de lui.

Je regagnai la forteresse où j’écrivis jusqu’à une heure fort avancée de la nuit pour échapper à mes tristes pensées. Mais je n’en ai retiré aucun réconfort car en t’écrivant, ô Tullia, je ne t’ai pas sentie proche de moi comme cela est arrivé d’autres fois.

Pour moi, en tout cas, l’histoire du roi des Juifs n’est pas terminée ; je veux en savoir davantage sur son royaume et j’ai déjà mis sur pied quelques plans qui devraient me permettre d’entrer en contact avec ses adeptes afin d’entendre de leur propre bouche ce qu’il leur a enseigné.

Troisième lettre

Marcus Mecenas Manilianus te salue, ô Tullia !

J’écris mon nom, puis j’écris ton nom, ô Tullia, mais en voyant le mien sur le papyrus, je me sens empli d’étonnement et je me demande si c’est bien moi qui trace ces mots ou si, en moi, un étranger le fait à ma place. Je ne suis plus le même homme, et parfois, au cours de ces jours derniers, j’ai pensé que le sortilège juif m’avait envoûté. Si tout s’est réellement déroulé comme je te l’ai raconté, alors j’ai été le témoin de choses qui n’étaient jamais advenues auparavant.

Je ne sais même pas si j’aurai le courage un jour de t’envoyer cette lettre ; les rouleaux précédents sont encore en ma possession. Peut-être cela vaut-il mieux ainsi, car s’il t’arrivait de me lire, sans doute penserais-tu que Marcus a perdu l’esprit. Je suis certain, cependant, que je ne suis pas un rêveur ; j’ai seulement tenté de chercher sur la terre autre chose que la pure vertu ou le seul plaisir des sens. Je reconnais qu’étant donné ma naissance, j’ai commis de nombreux excès du temps de ma jeunesse et que je n’ai jamais su trouver l’équilibre entre le renoncement et le plaisir. Tant mes veilles que mes jeûnes et mes exercices physiques à l’époque de l’école de Rhodes, tout chez moi fut un excès. Et mon amour pour toi, ô Tullia, a également été excessif, car il n’a jamais pu se rassasier de toi.

Mais, en dépit de tout, ne doute point qu’il y ait au fond de moi une force lucide et sereine qui m’interdit de me détruire. S’il n’y avait en moi ce vigile froidement attentif, je ne crois guère que j’aurais quitté Rome car, plutôt que de te perdre, j’aurais mille fois préféré perdre ma fortune ou ma vie. En traçant ces lignes, je sens mon esprit plus vif et alerte que jamais, car il cherche sans relâche à discerner la limite entre ce que mes yeux ont réellement vu et ce que j’ai seulement entendu dire.

Il me semble indispensable de relater point par point tout ce que j’ai vécu, quand bien même jamais je n’enverrais cette lettre ; je noterai aussi les choses sans importance, car je ne saurais encore distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est point. J’ai peut-être été le témoin de l’avènement d’un nouveau dieu ! Cela paraîtra totalement absurde aux yeux de tous ceux qui n’auront point vécu une expérience semblable mais, à supposer que je n’ai pas rêvé, ce qui aujourd’hui paraît dénué de sens peut demain s’en trouver chargé. En écrivant ces mots, je plaide à l’évidence pour excuser ma volubilité ! Mais si en vérité tout est bien arrivé, alors le monde va changer, il a déjà changé, et nous sommes au seuil d’une nouvelle ère.