Mon veilleur intérieur me préserve de ne point ajouter foi à ce qu’ardemment je désire croire ; mais ai-je jamais désiré ce qui est advenu, cette chose totalement imprévisible ? Non, non je n’aurais pu l’imaginer ! Pas même en songe je n’aurais pu concevoir l’idée d’un pareil événement, car s’il m’est arrivé de rêver, c’est à un empire terrestre que je songeais. Il ne s’agit plus désormais de cela mais de quelque chose de radicalement différent, bien que je ne puisse encore en saisir le sens. Je me répète sans cesse que je ne dois point, guidé par ma seule vanité, voir dans ce qui s’est passé ce qui n’y est point : qui suis-je, moi Marcus, pour que cela me soit arrivé à moi ? Je connais mon peu d’importance. Mais cependant je ne peux nier ce que j’ai vu et c’est ce que je me limiterai à raconter.
Il était très tard lorsque je terminai ma lettre précédente et j’avais des crampes dans les doigts qui m’empêchèrent tout d’abord de trouver le sommeil. Puis je m’endormis profondément. Avant l’aube, je fus bientôt réveillé par un autre tremblement de terre, plus long et plus terrifiant que le premier. Le fracas des plats en argile qui se brisaient et la chute des boucliers tombés des supports où ils étaient accrochés, arrachèrent de leurs couches tous les occupants de la forteresse. Le dallage oscillait sous mes pieds avec tant de violence que je perdis l’équilibre et roulai au sol. Les sentinelles de faction dans la cour sonnèrent l’alarme. Je ne peux cacher mon admiration pour la discipline de la légion : malgré l’obscurité, pas un seul soldat ne sortit sans ses armes, bien que la première idée de chacun fût sans doute de fuir en terrain découvert afin d’échapper à d’éventuels effondrements de toitures.
Il faisait encore si sombre dans la cour que l’on dut allumer des torches. Une fois passés l’affolement et la confusion, on s’aperçut que la muraille s’était lézardée en plusieurs endroits, mais qu’il n’y avait point de victimes. On déplorait seulement quelques entorses, contusions et autres blessures légères occasionnées plus par la course dans l’obscurité que par la secousse elle-même. Le commandant de la garnison dépêcha des patrouilles dans la cité pour se rendre compte des dégâts et intima l’ordre aux vigiles de rester en état d’alerte, car les incendies causés par un tremblement de terre engendrent généralement plus de mal que le séisme proprement dit.
Le proconsul qui s’était levé également, se borna à se draper dans sa toge. Il demeura en haut de l’escalier, nu-pieds, et ne prit aucune part aux ordres qui fusaient dans la cour en bas. Il n’y eut plus de secousses, les coqs se mirent à chanter par la ville et l’on ne jugea point nécessaire d’envoyer les femmes de l’autre côté des remparts pour les mettre en sécurité. Nul d’entre nous, après une telle panique, ne voulut retourner se coucher. Les lueurs de l’aube éclaircirent le ciel et, lorsque les étoiles s’éteignirent, résonnèrent à nouveau les trompettes du temple, marquant ainsi que les cérémonies continuaient comme si rien n’était advenu.
On ordonna aux soldats de se préparer à effectuer leur service accoutumé, mais on ne leur servit qu’un repas froid car, par souci de sécurité, il fut interdit d’allumer du feu dans les cuisines. Les patrouilles revinrent les unes après les autres, rapportant qu’une grande panique régnait dans la cité et que beaucoup de gens s’étaient réfugiés dans la campagne, au-delà des remparts de la ville, bien qu’il n’y eût aucun dégât important hormis quelques murs écroulés. Apparemment, le tremblement de terre avait sévi dans une zone limitée, se manifestant avec le plus de violence dans la région de la forteresse et du temple.
Les gardes furent relevées et ce fut seulement avec un léger retard que la première cohorte défila par les rues de la ville jusqu’au cirque où elle allait faire ses exercices. Il y avait déjà de nombreuses années que ne se déroulait plus aucun combat de gladiateurs et de bêtes sauvages dans le magnifique édifice dont la piste était devenue le terrain de manœuvres de la légion.
Je regagnai ma chambre, écrasant sous mes pas les éclats de poteries. Je consacrai un certain temps à ma toilette et j’étais encore à me préparer lorsqu’une ordonnance vint m’annoncer que le proconsul m’attendait. Ponce Pilate avait décidé de siéger dans le vestibule en haut de l’escalier pour recevoir les visites du jour ; je crois qu’il avait jugé préférable de rester dehors, bien que rien sur son visage n’indiquât la moindre peur d’un nouveau tremblement de terre.
Le commandant et le scribe de la légion se trouvaient à ses côtés ainsi qu’Adénabar et deux légionnaires qui, selon la coutume syrienne, accompagnaient leurs explications et leurs protestations du mouvement vif de leurs mains malgré les visibles efforts qu’ils tentaient pour rester en position de garde-à-vous devant leurs supérieurs.
— Le tremblement de terre a retardé ce matin la relève, m’informa Ponce Pilate sur un ton irrité. Ces deux Syriens stupides ont été envoyés pour relever la garde nocturne devant ce maudit tombeau. La nuit dernière, on y avait laissé six hommes dont deux avaient pour mission de veiller tandis que les autres se reposaient. Et voici qu’ils reviennent nous dire que le sceau de la légion a été brisé, la pierre de l’entrée enlevée et que les gardes de nuit ont disparu.
Puis, s’adressant aux légionnaires, il demanda :
— Le corps se trouvait-il toujours dans le tombeau ?
— Nous n’avons pas pénétré à l’intérieur, répondirent les deux hommes en chœur. Nous n’en avions point reçu l’ordre.
— Pourquoi l’un de vous n’est-il pas resté là-bas pour surveiller tandis que l’autre se hâtait de venir nous informer ? Pendant que vous êtes tous les deux ici, n’importe qui peut entrer !
— Aucun d’entre nous n’a osé rester, avouèrent les soldats en toute simplicité.
Le chef de garnison crut bon de prendre la défense de ses hommes car, en définitive, c’était à lui qu’incombait la responsabilité du comportement de tous.
— Ils ont l’ordre de ne se déplacer qu’à deux à l’extérieur de la forteresse, dit-il brièvement.
Mais le visage des soldats n’exprimait point la peur de la mort mais bien plutôt la peur du tombeau lui-même, et la disparition de leurs compagnons les avait manifestement plongés dans une terreur pleine de superstition. Ainsi le comprit le proconsul qui s’indigna :
— Rien de surnaturel ne s’est passé ! La pierre du sépulcre a été, à l’évidence, déplacée par le tremblement de terre ! Et les Syriens, ces lâches superstitieux, ont abandonné leur poste et maintenant n’osent plus se présenter. Que l’on parte immédiatement à leur recherche ! Ils ont déserté et méritent la peine capitale.
S’adressant ensuite à moi, il expliqua :
— L’honneur de la légion est en jeu et je ne puis faire confiance à qui que ce soit qui ait un intérêt personnel dans cette affaire. Je n’ai nul besoin d’explications, je veux un témoin impartial. Toi, Marcus, tu es un homme raisonnable et suffisamment averti de notre loi. Emmène avec toi Adénabar et ces deux hommes. Et prenez avec vous une cohorte, si bon vous semble, afin d’isoler le tombeau et d’empêcher ces deux lascars de s’échapper. Renseigne-toi sur ce qui s’est passé et fais m’en un rapport !