J’expliquai brièvement ce qu’ils avaient fait à Adénabar qui me jeta un regard hésitant et interrogateur à la fois, mais qui se contenta de faire un geste vague de la main suivant la coutume syrienne. Une nouvelle fois, il intima l’ordre aux sentinelles de déposer leurs armes, mais ces dernières se défendirent avec la dernière énergie.
— Est-ce un ordre ? Rendre nos armes serait reconnaître que nous avons commis une faute de discipline ! Par le dieu Taurus ! Nous étions de garde devant un tombeau juif pour le compte des Juifs ! Il n’était point interdit de dormir sur le lieu de la mission et nous avons au contraire fait preuve d’un grand courage en ne ressentant nulle crainte dans le noir qui régnait là-bas ! Laisse-nous nos armes et donne le temps aux membres du Sanhédrin d’expliquer l’histoire au proconsul ! Tu n’auras pas à t’en repentir, nous te le garantissons en leur nom et au nôtre.
Adénabar me jeta un regard en coin comme pour m’inviter à tirer moi aussi parti de l’affaire, puisque aussi bien nous n’étions point en mesure d’agir. Mais il ne m’en souffla pas un seul mot. Nous regagnâmes donc en bon ordre la cité. Les grands prêtres marchaient dans nos pas, car ils avaient décidé de relever toute surveillance devant le sépulcre en raison du vol du cadavre. Les six légionnaires formaient un groupe compact, parlant à voix basse avec excitation.
Lorsque nous pénétrâmes dans la cour de la forteresse, Ponce Pilate était toujours assis sur le coussin rouge de son siège de juge, en haut de l’escalier. On avait posé une table près de lui et il était occupé à ronger une aile de poulet grillé, jetant les os dans une assiette ; il s’était également fait servir du vin, et nous le trouvâmes dans une disposition d’esprit fort différente de celle dans laquelle nous l’avions laissé en le quittant. Lorsque nous nous présentâmes devant lui, tel fut son accueil :
— Installez-vous tous devant moi ! Je veux que l’on fasse la lumière une fois pour toutes sur l’affaire de ce maudit sépulcre. Mon secrétaire notera tout par écrit et vous, soldats de la légion, approchez-vous ! N’ayez point de peur et expliquez-moi tout, exactement comme c’est advenu.
Les soldats syriens examinèrent le proconsul puis les vieillards, sans nulle trace d’inquiétude sur leurs visages ; enfin, après une bousculade, l’un d’entre eux se détacha du groupe et prit la parole au nom de tous.
— Au nom du génie de l’empereur et du dieu Taurus, voici la vérité, commença-t-il. Avec ton autorisation, les Juifs nous ont payés pour surveiller le tombeau où l’on avait enseveli le Nazaréen crucifié. Cette nuit, nous étions tous les six de service. Après avoir vérifié que le sceau était intact, nous avons laissé s’éloigner la garde de jour et nous sommes installés par terre, devant le tombeau. La générosité des Juifs nous avait abondamment pourvus de vin afin que nous n’eussions point à souffrir du froid nocturne. Nous étions convenus entre nous que deux veilleraient tandis que les quatre autres jouiraient du sommeil. Mais, au petit matin, comme nul d’entre nous n’avait envie de dormir, nous avons joué aux dés, chanté, plaisanté et en définitive, il ne nous manquait que la présence de quelques femmes pour nous sentir parfaitement à notre aise. Mais tu n’ignores pas toi-même, ô seigneur, la perfidie des vins de Judée ! Nous en avions oublié l’ordre des tours de garde et discutions pour savoir qui devait dormir et qui devait rester éveillé. À vrai dire, nous étions tous pris de boisson si bien que je crois que nous nous sommes tous endormis, chacun d’entre nous sincèrement persuadé qu’il y en avait deux en train de monter la garde.
Il se tourna alors vers ses compagnons qui confirmèrent avec la plus grande effronterie.
— C’est cela ! Il a dit la vérité !
— Le tremblement de terre nous a réveillés, poursuivit l’orateur. C’est alors que nous nous sommes aperçus que les disciples du crucifié avaient ouvert le caveau ; ils en sortaient juste à ce moment-là, portant le cadavre ; très nombreux, ils avaient un aspect terriblement sanguinaire. Lorsqu’ils virent que nous étions réveillés, ils firent rouler le rocher de l’entrée dans notre direction et c’est ainsi qu’ils réussirent à s’échapper.
Pilate, affectant une vive curiosité, demanda alors :
— Combien étaient-ils ?
— Douze, assura le soldat sans sourciller, et ils brandissaient leurs armes en poussant de véritables rugissements pour nous effrayer.
L’un des membres du Sanhédrin intervint alors :
— Je ne crois point qu’ils fussent plus de onze car ils ont assassiné le douzième en représailles : des bergers ont en effet trouvé son corps ce matin-même près des remparts ; on l’avait pendu à un arbre avec sa propre ceinture !
— Ont-ils emporté le cadavre sans le toucher, demanda encore Pilate, ou bien lui avaient-ils ôté le linceul à l’intérieur ?
Le porte-parole montra quelque hésitation, se tourna vers ses compagnons avant de se décider à répondre :
— Je crois qu’ils l’ont sorti enveloppé dans son drap mortuaire. Ils étaient obligés de se hâter en raison du tremblement de terre !
Les vieillards se dressèrent en s’exclamant :
— Non ! Non c’est une erreur ! Ils ont laissé le linceul à l’intérieur du tombeau dans le but de faire croire au peuple que le cadavre avait ressuscité ! Nous avons pu nous-mêmes constater le désordre du linceul arraché !
— De toute façon, renchérit le légionnaire, nous avions bien du mal à distinguer les choses dans l’obscurité, sans compter que nous étions hébétés par le vin et les secousses.
— Vous avez cependant, en dépit des ténèbres, vu et observé tout le reste parfaitement, interrompit Pilate sur le ton de l’éloge. Voilà sans nul doute des hommes de grande valeur qui font honneur à la douzième légion.
Sa voix était si chargée de menaces que les soldats baissèrent la tête et se mirent à remuer les pieds avec inquiétude. Ils poussaient en avant leur porte-parole qui jeta un regard coupable aux prêtres avant de balbutier :
— Que la vérité soit dite… que la vérité soit…
Mais il fut incapable d’aller plus loin.
— Seigneur ! m’exclamai-je alors, mais Pilate, d’un geste, m’intima l’ordre de me taire.
— J’ai écouté attentivement le rapport de ces soldats dignes de notre confiance, dit-il avec autorité. J’ai mes raisons pour penser qu’ils nous ont fait un récit sincère de la vérité. Leurs informations satisfont également les membres du Sanhédrin qui n’exigent aucun châtiment à l’encontre des légionnaires. Je ne vois pas pourquoi je me mêlerais des affaires de discipline intérieure de la légion. Avez-vous compris ?
— Nous t’avons compris ! se hâtèrent de dire en chœur les vieillards.
— Nous t’avons compris, crièrent les soldats en tapant des pieds. Que les dieux de Rome et de Syrie te bénissent !
— Ainsi donc, cette affaire est classée, conclut le proconsul. Ce n’est pas trop tôt ! Si quelqu’un a quelque chose à dire, qu’il parle maintenant ou se taise à jamais.
— Accorde-moi la parole ! suppliai-je, car ce simulacre d’audience me paraissait plus proche d’une comédie bouffonne que de la réalité.
Ponce Pilate, jouant la surprise, s’adressa alors à moi.
— Ah ! demanda-t-il, n’étais-tu pas, toi aussi, là-bas pour voir ce qui est advenu ?
— Non ! répondis-je. Je ne peux point dire cela. Toi-même m’as envoyé afin que je sois témoin des événements.