— Mais tu n’as rien vu ! m’interrompit le proconsul. Ces soldats, eux oui, ont tout vu ! Garde ta langue sur ce que tu ne comprends pas. Lorsque je t’ai envoyé, je croyais que les gardes avaient fui et que l’honneur de la légion était en péril, mais ils sont ici, doux comme des agneaux et ils avouent tout.
Il se leva sur ces mots, salua d’une ironique révérence les grands prêtres, leur signifiant ainsi leur congé, et ces derniers se retirèrent en lui rendant grâces. Lorsqu’ils eurent franchi le porche, les soldats se disposèrent à partir également mais le proconsul les arrêta d’un geste de la main.
— Demeurez encore ! leur cria-t-il, puis, s’adressant au commandant de la garde, il ajouta : À voir ton air sombre, il me vient à l’idée que le prince des prêtres n’a pas jugé opportun de puiser dans son trésor pour s’assurer de tes bonnes grâces. Ainsi que je viens de le dire, les questions de discipline dans la légion ne sont point de mon ressort. J’ai accordé mon pardon à ces hommes, mais cela ne met aucun obstacle à ce que toi, tu prennes sur toi de leur rendre la vie aussi dure que tu le désires ou que tu le juges bon dans l’intérêt du maintien de l’ordre. Cela ne me dérange guère si tu les mets aux arrêts pour quelque temps : ils pourront ainsi réfléchir à loisir à ce qui s’est passé réellement.
Puis il poursuivit à voix basse :
— Rien non plus ne t’empêche de fouiller leurs poches afin de connaître le prix que le Sanhédrin leur a versé en échange de leur déclaration.
La face revêche du commandant se fendit d’un large sourire. Il aboya un ordre et les soldats furent désarmés avant même de s’en rendre compte. Ils furent ensuite conduits au cachot où les accompagna le commandant en personne, qui n’avait point l’intention de se laisser berner sur le montant des sommes cachées.
Lorsqu’ils furent hors de vue, le proconsul ordonna avec un sourire :
— Adénabar, toi qui viens aussi de Syrie, va et tâche de savoir ce que ces canailles ont vu en réalité.
Puis, les jambes raides, Ponce se mit à gravir les marches, m’invitant aimablement à le suivre dans son bureau d’où il éloigna tout le monde. Il s’assit en poussant un soupir, se frictionna les genoux et me fit prendre place à mon tour.
— Allons, parle ! dit-il. Je vois que tu en meurs d’envie !
Et prenant une bourse en cuir dont il ôta d’un coup sec le cordon scellé qui la fermait, il se mit à faire glisser négligemment entre ses doigts des pièces d’or à l’effigie de Tibère.
— Seigneur, dis-je après un moment de réflexion, j’ignore pourquoi tu as agi comme tu viens de le faire, mais j’imagine que tu as tes raisons. Je n’ai point la compétence requise pour critiquer la manière dont tu t’acquittes de tes fonctions officielles.
Tout en faisant tinter les pièces d’or dans la paume de sa main, Pilate dit :
— J’ai affirmé, en effet, il y a un instant que j’avais mes raisons, les raisons les plus solides du monde, si le monde est toujours ce qu’il est. Tu sais très bien toi-même que les censeurs ne cessent de surveiller les proconsuls ; de nos jours, un poste dans les provinces n’est plus aussi lucratif que jadis du temps de la république. Alors, si les Juifs, par pure amitié, me forcent à accepter quelques menus présents, ne serais-je point fou de les refuser ? Je dois songer à mes vieux jours : je ne possède aucune fortune personnelle et Claudia administre la sienne avec prudence ! Étant donné l’importance de ton patrimoine, tu n’as pas, que je sache, à m’envier les cadeaux que j’ai reçus.
Il n’y avait nulle place pour l’envie en moi, car mon esprit était plein de ce que j’avais vu.
— Tu as dit : « Si le monde est toujours ce qu’il est », m’écriai-je, eh bien, je ne crois point qu’il soit le même, car le roi des Juifs qui a été crucifié a ressuscité des morts ! La pierre placée à l’entrée du sépulcre a roulé à la faveur du tremblement de terre ! Le roi est sorti en passant à travers son linceul et son suaire, quoi qu’en disent les légionnaires et ces prêtres pleins de fourberie !
Pilate me considéra avec une grande attention, mais ne dévoila rien de ses pensées. Je lui fis alors un récit détaillé de ce qu’en compagnie d’Adénabar, j’avais pu observer, d’abord devant le sépulcre puis à l’intérieur.
— Sans la moindre déchirure du linceul raidi ! insistai-je. Et afin que nul l’apprenne, ces vieux hypocrites en proie à la rage l’ont mis en pièces ! Toi-même, s’ils n’avaient point agi de la sorte, eusses pu vérifier que Jésus avait accompli sa promesse en ressuscitant le troisième jour et en abandonnant son tombeau ! Tu peux interroger Adénabar !
Pilate sourit sans cacher son ironie.
— Crois-tu vraiment que je me serais abaissé à pénétrer dans ce tombeau pour le plaisir de contempler les tours d’un magicien d’Israël ?
Son ton était empreint d’une si réelle compassion que je doutai un instant du témoignage de mes yeux et que se pressèrent en foule dans ma tête les tours qu’utilisent les Égyptiens pour duper les gens simples.
Le proconsul remit les pièces dans la bourse qu’il jeta par terre après en avoir soigneusement serré le cordon. Enfin, le visage ayant repris tout son sérieux, il poursuivit :
— En outre, je comprends parfaitement que les soldats aient menti et imaginé l’histoire qu’ils ont racontée après avoir été achetés par les grands prêtres. Un légionnaire ne dort pas lorsqu’il est de garde et surveille le sceau de sa propre légion ; de plus, les Syriens sont si superstitieux et si lâches qu’il est improbable qu’ils se soient risqués à sommeiller. C’est sans nul doute le tremblement de terre qui, comme tu le supposes, a ouvert le tombeau, mais je ne veux pas savoir la suite des événements.
Les coudes appuyés sur les genoux, son menton osseux reposant sur ses deux mains, il regardait fixement devant lui.
— Naturellement ce Juif m’a fait aussi très forte impression, observa-t-il pensivement. Une impression bien plus profonde que ce que tu imagines et que ce que Claudia veut croire ! Mais il ne faut point oublier que la Judée a toujours connu des êtres extraordinaires, prophètes et messies. Ils ont perverti le peuple et soulevé l’inquiétude jusqu’à ce qu’on les ait éliminés. Celui-là, pourtant, n’était point un agitateur, c’était un homme plein d’humilité. Je dois avouer que j’avais du mal à le regarder dans les yeux au cours de l’interrogatoire ; sache qu’il a comparu devant moi seul, hors de la présence des Juifs. Selon l’accusation portée par ces derniers, il se proclamait roi et, par conséquent, s’opposait à l’empereur ; mais il était clair qu’il considérait la royauté d’un point de vue tout symbolique, et, d’après mes renseignements, il ne refusait point de payer le tribut à César. Son royaume n’était pas de ce monde, m’a-t-il dit, et même il ajouta qu’il était né pour rendre témoignage à la vérité. Sais-tu que moi, qui suis un homme endurci, je me sentis touché par ces propos ? Certes, ce n’est point d’aujourd’hui que les sophistes ont démontré que la vérité absolue n’existe pas et que toute vérité est relative ! Néanmoins je lui demandai : « Qu’est-ce que la vérité ? » Mais il n’a pas su, ou pas voulu, me répondre.
Je n’ai rien trouvé de mal en cet homme, poursuivit-il plongé dans ses pensées. On me l’a amené dans un état pitoyable, ayant déjà subi les sévices des Juifs durant la nuit ; mais il me parut le plus innocent d’entre tous les hommes et le plus humble, dans le sens noble de ce mot. Il ne manifestait nulle crainte devant moi et ne se défendait même pas. On sentait en lui comme une force et je puis t’assurer que, malgré ma position, j’éprouvai une sorte de faiblesse en face de lui ; mais cette impression ne me gênait point, et je pourrais même dire que je me sentis meilleur après avoir parlé avec cet homme et écouté ses réponses empreintes de sérénité.