Et levant la tête, il m’adressa un sourire :
— Je t’explique tout cela pour que tu ne me juges point mal : je n’avais nulle mauvaise intention, mais la conjoncture politique ne lui était point favorable ! Rien ne pouvait le sauver et lui-même d’ailleurs ne faisait rien pour cela ! Tout au contraire, on aurait dit qu’il connaissait d’avance son destin et qu’il l’acceptait sans la moindre révolte.
Les traits durcis, il me regarda droit dans les yeux pour conclure :
— C’était un homme exceptionnel, un saint même si tu veux, mais pas un dieu ! C’était un homme, ô Marcus, un être humain comme toi ou moi ! Tu l’as vu mourir d’une mort d’homme et je ne puis croire que des charlatans arriveraient à te convaincre qu’un cadavre ressuscite ou disparaît au fond de son suaire ! On peut tout expliquer en ce monde et l’explication est d’habitude toute simple !
Visiblement, cette affaire ne laissait point de lui donner des inquiétudes, même si sa position de gouverneur le contraignait à s’en tenir aux seuls faits. Je compris qu’il ne pouvait agir différemment et résolus de ne point poursuivre. J’eus plus tard des regrets de n’avoir pas obtenu de lui, à ce moment où il faisait son examen de conscience, la totalité du récit de l’interrogatoire et des réponses du Nazaréen.
Adénabar se présenta peu après et le proconsul l’invita à parler d’un signe de tête.
— Que veux-tu que je dise, ô seigneur ?
— Ce n’est pas un prétoire ici ! grommela Pilate entre ses dents. C’est une conversation confidentielle, entre quatre murs, et je ne te demande pas la vérité, car nul n’en connaît grand-chose ici-bas ! Contente-toi donc de me conter ce que les hommes croient avoir vu.
— Ils ont reçu chacun trente pièces d’argent, se décida à dire le centurion, pour bien apprendre leur leçon. En réalité ils mouraient tellement de peur que c’est à peine s’ils osèrent prendre quelque repos, tant ils redoutaient la présence de fantômes dans les alentours du tombeau. Lorsque la terre a tremblé, au moins deux d’entre eux montaient la garde comme ils en avaient reçu l’ordre ; ils furent précipités au sol, tandis que les autres se réveillaient au fracas épouvantable que fit la pierre en se détachant de l’entrée et en dévalant dans leur direction tout en rebondissant dans les ténèbres.
Adénabar fit une pause silencieuse avant de poursuivre.
— Je ne fais que répéter ce qu’ils m’ont dit. Ils avaient d’ailleurs une telle envie de parler que je n’ai pas eu besoin d’avoir recours au fouet pour obtenir leurs aveux. Je dois ajouter que grande fut leur déception quand ils se virent dépouillés de leurs monnaies !
« Après avoir échappé à la pierre mortelle, ils virent, tout tremblants de peur, une sorte d’éclair fulgurant bien qu’il n’y eût point de tonnerre, qui les jeta à terre, les laissant comme morts et aveugles durant un certain temps ; lorsque, reprenant courage, ils s’approchèrent du tombeau, ils n’entendirent ni voix ni bruit de pas. Ils prétendent que personne n’aurait pu entrer ou emporter quoi que ce fût sans qu’ils s’en aperçussent. Après une discussion, ils laissèrent deux des leurs devant le caveau pour le surveiller et les quatre autres s’en allèrent informer les grands prêtres de ce qui s’était passé ; ils n’avaient pas eu le courage, seuls, de pénétrer à l’intérieur pour vérifier si le corps y reposait toujours.
Pilate médita sur ce qu’il venait d’entendre, puis posa son regard sur moi.
— Dis-moi, ô Marcus, quel est celui de ces deux récits qui te paraît le plus plausible ? Celui que les Juifs considèrent comme authentique, ou bien celui que tu achèves d’ouïr ?
— Je n’ignore rien de la logique des sophistes, rétorquai-je avec franchise, ni des vérités prônées par les cyniques. J’ai également été initié au cours de diverses cérémonies secrètes, mais nulle ne m’a convaincu en dépit de leur symbolisme. La philosophie m’a rendu sceptique et pourtant, la vérité de ce monde a toujours été pour moi comme la brûlure d’un poignard planté en plein cœur. Mais tout est clair pour moi désormais. Je l’ai vu mourir, puis, ce matin, j’ai vérifié que nulle force humaine n’aurait pu ouvrir son tombeau. Or, la vérité est chose simple, tu l’as dit toi-même : son règne a commencé ce matin sur cette terre qui a tremblé et ouvert le sépulcre. Sa lumière immaculée a aveuglé les soldats de garde au moment de sa résurrection et il est sorti du tombeau. C’est très simple ! Pourquoi ajouterais-je foi à des histoires compliquées qui ne correspondent point à la réalité des faits ?
— Tout cela est trop ridicule ! ô Marcus, s’exclama le proconsul. Tu es un citoyen de Rome, ne l’oublie pas ! Et toi, Adénabar, quelle histoire choisis-tu ?
— Moi, Seigneur, je n’ai aucun avis personnel au sujet de cette affaire, répondit le centurion avec diplomatie.
— Écoute, ô Marcus, me pria Ponce Pilate, penses-tu sérieusement que je doive devenir l’objet de la risée universelle en sonnant l’alarme auprès de toutes les garnisons stationnées en Judée, afin qu’elles se mettent en campagne dans le but de rechercher un homme ressuscité des morts ? Si j’ajoutais foi à tes paroles, ne serait-ce point là mon devoir ? Signalement : une blessure dans le côté ouverte jusqu’au cœur, marques de clous dans les poignets et les pieds, se prétend en outre roi des Juifs !
Puis, sur un ton plus persuasif encore, il ajouta :
— Nous allons tenter de faciliter ton choix. Je ne t’ai point demandé laquelle de ces histoires représentait à ton avis la vérité, mais laquelle apparaîtrait la plus crédible dans ce monde auquel, jusqu’à nouvel ordre, nous continuons d’appartenir. Ou encore, si tu préfères, laquelle convient le mieux, du point de vue politique, et satisfait tant les Juifs que les Romains ? Tu comprendras que, quelles que soient tes propres idées là-dessus, mon devoir exige que mes choix soient politiquement adaptés.
— Je vois à présent pourquoi tu l’as interrogé, lui aussi, sur la vérité ! répliquai-je plein d’amertume. Tu peux certes agir comme bon te semble et je comprends ton attitude. Les Juifs ont d’ailleurs résolu la question à ta place, qui t’ont offert une histoire plausible avec un cadeau en supplément pour assouplir ton jugement. Comment, dès lors, leur version ne serait-elle pas plus adaptée ? En aucune façon, je ne désire me mêler de cette affaire, afin que tu ne puisses point dans l’avenir m’accuser d’intrigue. Je ne suis pas si fou ! Mais tu me permettras de garder pour moi mon opinion que je n’ai point, évidemment, l’intention de crier sur tous les toits !
— Eh bien ! Nous sommes donc d’accord tous les trois ! affirma le proconsul sans plus d’inquiétude. Il est d’ailleurs préférable de tout oublier et le plus vite sera le mieux. Toi, Adénabar, tu garderas avec le commandant un tiers de l’argent versé par les prêtres ; ce n’est que justice, mais vous rendrez à chacun des soldats dix pièces d’argent afin qu’ils restent muets. Nous les muterons dans quelque temps et les enverrons dans un poste frontière, de préférence séparés les uns des autres. Et s’ils se mettaient à répandre imprudemment des contes absurdes, alors nous nous verrions dans l’obligation d’employer les grands moyens.
Je compris que cette menace voilée s’adressait également à ma propre personne et qu’il serait préférable pour moi de garder le silence, au moins pour le temps de mon séjour en Judée. Je reconnais d’ailleurs volontiers qu’il n’y a point dans tout le monde civilisé un seul endroit où se puisse raconter ce que j’ai vu et vécu. Partout on me prendrait pour un dément ou pour un mythomane désireux d’attirer l’attention sur lui ! En outre, au pire des cas, Pilate pourrait m’accuser d’agitation politique et soutenir même que je me suis mêlé des affaires judaïques à l’encontre des intérêts de Rome. On a vu des citoyens condamnés à mort pour bien moins que cela ces temps-ci !