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Je frémis en y songeant et trouvai une consolation en pensant que ce n’est point pour l’expliquer aux autres que je recherche la vérité, mais seulement pour moi-même.

— J’espère, demandai-je humblement au proconsul lorsque Adénabar nous eût quittés, j’espère que tu ne verras aucun inconvénient à ce que je mène une enquête sur le roi des Juifs ? Je ne parle point de sa résurrection, sur laquelle je saurai me taire ; mais j’aimerais connaître ses œuvres et sa doctrine. Peut-être y découvrirai-je quelque idée digne d’être retenue. N’as-tu point toi-même reconnu que c’était un homme hors du commun ?

Pilate se gratta le menton en me considérant avec bienveillance.

— Je crois vraiment qu’il vaudrait mieux tout oublier et il ne me plaît guère que tu ailles te casser la tête sur des questions concernant la religion des Hébreux. Tu es jeune encore, riche, libre, tu as des amis influents et la vie te sourit ! Mais à chacun sa destinée ! Je ne mettrai nul obstacle sur ton chemin, à condition toutefois que tu saches satisfaire ta curiosité sans plus commettre d’imprudences et sans attirer l’attention. Certes, ces jours-ci, il n’est question que de cet homme à Jérusalem, mais tu connais comme moi la fragilité de la mémoire du peuple : ses disciples se disperseront par le vaste monde et retourneront dans leurs foyers. Crois-moi, d’ici un ou deux ans, plus personne ne se souviendra de lui.

L’entretien était clos, je le compris, nous n’avions plus rien à nous dire. Comme il ne me retint pas à déjeuner, je regagnai la salle des officiers. Dévoré d’inquiétude, je ne prêtai guère attention à leurs propos et j’étais trop agité pour m’étendre, à l’instar des autres, après le repas. Sans but précis, je sortis de la forteresse et allai me promener par la ville. Les rues étaient pleines de gens qui s’en retournaient chez eux après la fête. Il y avait des hommes venus de tous les coins du monde et je tentai de trouver quelque intérêt aux luxueuses marchandises dont regorgeaient les échoppes des marchands indigènes. Mais il m’avait été donné de voir les mêmes dans d’autres grandes métropoles et je n’en retirai à présent nul plaisir. Après un certain temps, je m’aperçus que seuls attiraient mes regards les mendiants avec leurs membres contrefaits, leurs yeux aveugles, leurs plaies purulentes, et cette constatation ne laissa point de m’étonner : lorsque l’on voyage, en effet, on rencontre si souvent des mendiants que l’on ne leur accorde guère plus d’attention qu’aux mouches ! Ils attendaient en files de chaque côté des rues menant au temple et, à ce qu’il me sembla, chacun disposait d’une place attitrée. Levant les mains et poussant des lamentations, ils se bousculaient entre eux.

C’était comme si j’avais souffert d’un défaut de la vue. Au lieu de voir les étalages somptueux, les Pharisiens aux manteaux ornés de grandes franges, les marchands orientaux et les jolies femmes avec leurs cruches pleines d’eau, je n’avais d’yeux que pour les pauvres, les contrefaits et les misérables. Mais je me lassai bientôt de cette promenade à travers la cité et, en arrivant devant la porte, je me trouvai une nouvelle fois face au lieu du supplice. Je le dépassai à la hâte et me dirigeai vers le jardin où l’on avait creusé le tombeau. Je fus frappé alors de la beauté de ce verger avec ses arbres fruitiers et ses fleurs que je n’avais point remarquées le matin. Bien que ce fût l’heure de la sieste, je n’avais guère sommeil. Mes pas me conduisirent près du caveau dans lequel je pénétrai une fois de plus ; je jetai un regard circulaire, le linceul avait disparu et seul flottait encore dans l’air le parfum des aromates.

Lorsque je le quittai, j’éprouvai une grande fatigue, plus intense que jamais auparavant. Certes, j’avais fort mal dormi les deux dernières nuits et les jours que j’étais en train de vivre me semblaient être les plus longs de ma vie. La démarche engourdie par l’épuisement, je me laissai tomber sur l’herbe à l’ombre d’un myrte, m’enveloppai dans mon manteau et sombrai dans un profond sommeil.

Le soleil commençait déjà à décliner lorsque j’ouvris les yeux. C’était la quatrième heure. Entouré du pépiement des oiseaux, je m’éveillai dans la fraîcheur du soir embaumé du parfum des résédas. Nulle fatigue ne pesait plus sur moi, mon angoisse avait disparu et je n’avais aucune envie de me torturer davantage avec de stériles pensées. Après une large inspiration, le monde me parut avoir rajeuni, je m’aperçus alors que l’épuisant vent sec venu du désert s’était apaisé et l’atmosphère rafraîchie ; peut-être même le vent s’était-il calmé dès le matin sans que je m’en fusse rendu compte.

Ma tête n’était plus douloureuse, les yeux ne me brûlaient plus par manque de sommeil et je n’avais ni faim ni soif : seule, la merveilleuse sensation de respirer, de vivre et d’exister, homme parmi les hommes, envahissait tout mon être.

Ce fut alors que j’aperçus le jardinier. Il soulevait les branches des arbres fruitiers dont il palpait les fruits point encore mûrs. Il portait le modeste manteau orné de petites franges des gens du peuple et sa tête était couverte pour se protéger du soleil. Craignant de l’avoir irrité en me reposant dans son jardin sans avoir demandé la permission – les coutumes du pays sont complexes et je ne les connais pas très bien –, je me levai aussitôt et, m’approchant de lui, le saluai courtoisement.

— Tu as un jardin merveilleux et j’espère que je ne t’ai point dérangé en venant m’asseoir ici sans ton autorisation, lui dis-je et je me sentais en cet instant l’ami du monde entier.

L’homme tourna son visage vers moi et me sourit avec cordialité, comme jamais jusqu’à ce jour aucun Juif ne l’avait fait en s’adressant à un Romain au visage rasé. Et ses paroles me remplirent également d’étonnement.

— Il y a une place pour toi en mon jardin, dit-il d’un ton très doux, presque timide. Je te connais.

Je pensai que sans doute il n’y voyait pas correctement et devait, pour cette raison, me confondre avec une autre personne de sa connaissance.

— Ne vois-tu pas que je ne suis point Juif ? demandai-je, avec curiosité. Comment peux-tu me connaître ?

— Je connais les miens et les miens me connaissent, affirma-t-il avec ce ton mystérieux, habituel à ceux de sa race.

Puis il m’invita à le suivre d’un geste de la main et, présumant qu’il désirait me montrer quelque chose ou me faire quelque présent en signe d’hospitalité, je l’accompagnai. Il me précédait et je remarquai qu’il boitait légèrement bien qu’il ne fût pas très âgé ; à un tournant du sentier, tandis qu’il soulevait la branche d’un arbre, je vis une blessure à sa main, une blessure point encore guérie. Et soudain, je restai comme pétrifié, mes membres paralysés refusant de m’obéir ; le jardinier tourna vers moi un regard plein de compréhension et poursuivit son chemin jusqu’à disparaître de ma vue derrière un rocher.

Lorsque mes pieds consentirent enfin à m’obéir, je me mis à courir à sa suite, en poussant un cri, mais après avoir fait le tour du rocher, je me rendis compte qu’il avait bel et bien disparu. Le sentier continuait, mais je ne vis nulle trace de l’homme et ne repérai aucun endroit où il eût pu se cacher en si peu de temps.

Les genoux tremblants, je m’assis au milieu du chemin en proie à la perplexité. J’ai relaté cette histoire comme je l’ai vécue et j’avoue, en toute sincérité, que durant un moment je crus avoir vu, en la personne de ce jardinier, le roi des Juifs ressuscité.

La blessure de sa main se trouvait juste là où le bourreau a coutume d’enfoncer les clous lorsqu’il crucifie un condamné de sorte que les os supportent le poids du corps qui se tend de douleur. En outre, il avait affirmé me connaître, et comment l’aurait-il pu s’il ne m’avait point vu du haut de sa croix ?