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Mais ce moment d’exaltation passa, la terre reprit sa teinte grise à mes yeux et je retrouvai ma faculté de raisonnement. J’étais là, assis sur le sentier, couvert de poussière, et un paysan aimable m’avait souri. Comment en pouvais-je être bouleversé à ce point ? Ne pouvait-on rencontrer des Juifs aussi accueillants que les autres hommes ! De plus, un jardinier n’a-t-il pas plus de chances de se blesser aux mains en effectuant sa besogne ? Je devais avoir mal interprété son geste et, comme il ne désirait point ma compagnie, il s’était caché en un lieu qui lui était familier.

Et quand bien même il aurait été le roi des Juifs, pourquoi me serait-il apparu à moi ? Qui suis-je donc pour cela ? Et en admettant qu’il eût eu des raisons pour le faire, ne m’aurait-il point alors expliqué ses intentions et ce qu’il attendait de moi ? Mais ainsi, son apparition était totalement dépourvue de sens.

Il me vint également à l’esprit que j’avais tout simplement rêvé, mais lorsque je me levai et retournai sur mes pas, je retrouvai le myrte sous lequel je m’étais reposé. Non ! Je n’avais donc point rêvé ! Je me recouchai dans l’herbe. Ma raison et la façon de penser que l’on m’avait inculquée dès l’enfance, tout en moi s’insurgeait contre cette vision dépourvue de fondement. Certes, je reconnaissais avoir désiré ardemment rencontrer le crucifié vivant et ressuscité, mais je ne pouvais croire à la réalisation de mon désir et me tromper moi-même en prétendant l’avoir vu sous la forme d’un jardinier.

Mes pensées dès lors se séparèrent en deux et j’eus la terrifiante sensation de me dédoubler, un côté de ma personnalité voulant croire tandis que l’autre se moquait de cette crédulité. Le moqueur prétendait que je n’étais plus aussi jeune ni aussi résistant qu’autrefois ; la vie dissolue que j’avais menée à Alexandrie au cours de l’hiver, en buvant et veillant des nuits entières en compagnies frivoles ou bien en lisant de brumeuses prophéties, m’avait perturbé le jugement. En outre, la marche pour venir de Joppé, les émotions infligées par le hasard, avaient constitué la dernière goutte qui fait déborder le vase : je ne pouvais plus me fier à mes sens et encore moins à mes capacités de raisonnement.

Ponce Pilate, plus âgé que moi, est plein d’expérience et de jugement ; par conséquent, si j’étais doué du moindre bon sens, je devrais suivre son conseil : me reposer, me divertir en visitant les monuments de la ville sainte et tout oublier.

Je songeai aux démons qui, selon les croyances populaires, pénètrent dans les personnes affaiblies et prennent possession de leur corps. J’avais dormi près de sépulcres, m’exposant ainsi au danger. Mais je ne parvins pas à identifier le démon qui était en moi : était-ce celui qui s’entêtait à me convaincre de la résurrection du roi des Juifs que j’avais vu de mes propres yeux sous la forme d’un jardinier, ou bien était-ce celui qui se raillait de tout ?

À peine cette idée m’avait-elle effleuré l’esprit que le moqueur en moi s’enhardit : « Tu es arrivé à une telle extrémité que tu crois même aux démons des fils d’Israël ! Tu as pourtant suivi, à Alexandrie, les expériences des médecins qui dissèquent les corps humains, tu as même appris que certains étaient allés jusqu’à découper des cadavres de condamnés à mort pour y rechercher l’âme et tu n’ignores point qu’ils ne trouvèrent jamais rien. Et maintenant, tu t’imagines qu’un homme a ressuscité d’entre les morts bien que tu l’aies vu toi-même mourir sur la croix et que tu aies été présent lorsque le légionnaire lui a percé le cœur de sa lance ! Cela n’est pas possible et ce qui n’est pas possible ne peut être la vérité ! »

Mais le crédule répliquait : « Marcus, si tu abandonnes tout cela et que tu t’en ailles, jamais plus tu ne goûteras le repos, tu ne cesseras de souffrir à l’idée que tu as été le témoin d’un événement qui n’avait jamais eu lieu auparavant. Ne sois point trop raisonnable ! La sagesse a ses limites et se trompe souvent comme l’ont suffisamment démontré les sophistes. Rien ne t’empêche de chercher, humblement et avec prudence, le fin mot de cette histoire. Cherche d’abord, tu penseras ensuite. Si de telles choses sont inconnues dans le passé, cela ne signifie point qu’elles ne puissent jamais advenir. Et d’un certain côté au moins, cette histoire a une réalité bien plus grande que les signes et augures auxquels tu as cru autrefois. Laisse parler ta sensibilité de préférence à ta raison : tu ne fais point partie des sept sages et ne dois point oublier que nul au monde ne fut jamais porté aux nues pour sa seule puissance de déduction : Sylla croyait en sa chance, César ne croyait guère que les ides de Mars lui fussent contraires ; même les animaux, qui pourtant n’ont aucune faculté de raisonnement, sont plus sages que l’homme car les oiseaux firent silence et les chevaux prirent le mors aux dents avant le tremblement de terre ; et tu sais bien que les rats s’enfuient du navire qui va faire naufrage. »

J’ai du mal à décrire ce dédoublement, il me semble en effet que personne ne le peut imaginer s’il ne l’a lui-même éprouvé ; c’est une expérience qui emplit d’épouvante et peut-être aurais-je perdu l’esprit si n’existait, au plus profond de mon être, une froide sérénité qui m’a toujours protégé, même au pire de mon trouble. Mais cette expérience a fait de moi un homme taciturne et j’en suis arrivé à la conclusion que seul l’essentiel doit m’importer désormais.

Lorsque enfin je retrouvai mon calme, déjà le crépuscule baignait les vallées dans l’ombre des montagnes. Au sommet de la colline, dominant la cité, resplendissait le temple des Hébreux, étincelant sous le soleil. Je me dirigeai vers la ville, à la recherche de la demeure de mon banquier auquel je désirais présenter mon billet à ordre : j’aurais besoin de quelque argent si je voulais poursuivre mes investigations. J’atteignis enfin le quartier neuf, près du théâtre et du palais du grand prêtre, et le banquier me reçut en personne après que j’eus expliqué à ses gens la raison de ma visite.

J’éprouvai une véritable surprise en le rencontrant, car cet homme ne ressemblait en rien aux divers types des hommes de sa race qu’il m’avait déjà été donné de voir. Dès l’abord, il m’invita à l’appeler par son nom grec d’Aristhènes.

— Je savais que tu allais venir, poursuivit-il. Un rouleau m’annonçant que tu avais pris la route m’est parvenu, et j’ai même éprouvé quelque crainte que tu ne fusses tombé sur une bande de voleurs durant ton voyage, car tu as tardé à te présenter. La première chose que font les étrangers en arrivant ici, c’est de venir me voir, pour changer leur argent naturellement, et aussi pour recevoir de bons conseils quant à la meilleure manière de le dépenser ; Jérusalem, en dépit d’une sévère apparence, est une métropole pleine de gaieté durant les fêtes. Mes clients reviennent me voir plus tard pour m’emprunter de l’argent afin de s’en retourner chez eux et, en toute sincérité, je dois reconnaître que je fais davantage de bénéfice avec ces prêts qu’avec les lettres de change. Je te raconte tout cela pour que tu saches que, si tu rencontrais des difficultés pendant ton séjour parmi nous, tu ne dois pas craindre de venir à moi. Rien de ce que peuvent faire de jeunes voyageurs impétueux ne m’étonne plus ! Lorsque j’ouvre ma porte dès la sonnerie des trompettes, il m’arrive souvent de découvrir un client endormi sur mon seuil, la tête reposant sur une pierre ! Il a perdu tout son bien au jeu, y compris son manteau et ses chaussures !

Il bavardait avec une insouciance de véritable homme du monde et ne me parut guère plus âgé que moi malgré son importante position. Il portait une petite barbe pour sauver les apparences, tandis que les franges au bord de son manteau étaient si minces que c’était à peine si on les voyait ; il était de plus coiffé à la grecque et délicatement parfumé. Bref, il paraissait être un homme de bien fort avenant.