Je lui racontai que je logeais dans la tour Antonia car, dans la crainte de troubles, les Romains m’avaient fortement conseillé de ne point résider dans la cité durant les fêtes. Il leva les bras au ciel avec une expression de surprise indignée.
— Mais c’est absolument faux et offensant pour nous ! dit-il. Notre Sanhédrin dispose d’une police tout à fait suffisante au maintien de l’ordre et nos sacerdotes poursuivent les trublions avec certainement plus d’efficacité que les Romains ! Certes, les habitants de Jérusalem n’ont guère d’affection pour les légionnaires syriens, mais c’est de leur faute bien évidemment ! En revanche, un étranger qui apporte de l’argent à la cité, respecte nos coutumes et observe les ordonnances, reçoit toujours le meilleur accueil : on le gâte, on s’en occupe, les guides se disputent l’honneur de le conduire et nos érudits sont toujours prêts à lui révéler les vérités de notre religion ; nous avons à son intention des auberges de toutes catégories, de la plus luxueuse à la plus modeste ; et, entre les murs de certaines maisons, on tolère, pour son plaisir, tous les divertissements imaginables venus d’Égypte, de Grèce ou de Babylone ! Il pourra même rencontrer ici des danseuses venues des Indes s’il a soif de jouissances exotiques ! Mais, naturellement, il vaudra mieux qu’il s’installe dans ce quartier nouvellement construit et proche du forum.
Je lui répondis que le vent d’est m’avait fort incommodé en me donnant de violents maux de tête et que je n’avais guère apprécié d’avoir été réveillé à l’aube par un tremblement de terre et le fracas des boucliers précipités au sol.
Il redoubla d’enthousiasme dans la défense de sa ville.
— Il ne faut point s’attacher à ces deux secousses de rien du tout ! Elles n’ont d’ailleurs fait aucun dégât ! Si tu avais dormi ici, dans le plus beau quartier, tu ne te serais même pas rendu compte de celle de ce matin : personnellement, je ne me suis point levé ! Il est possible cependant qu’elle ait été plus forte du côté de la forteresse.
Je tentai d’amener la conversation sur Jésus de Nazareth, bien que je susse pertinemment que ce faisant je manquais de courtoisie.
— De plus, vous avez crucifié votre roi juste au moment où j’atteignais la cité, ajoutai-je en affectant la colère, et je te prie de croire qu’il n’y avait rien de réjouissant dans ce spectacle !
Une ombre passa sur le visage du banquier, mais il frappa des mains et ordonna que l’on apportât du vin de miel et des pâtisseries.
— Quel étrange voyageur fais-tu, qui ne trouve que des sujets d’ennuis dans cette ville, la seule au monde pourtant qui soit véritablement sacrée ! Mais accorde-moi la grâce de prendre place et daigne m’écouter car je vois que tu ne connais point ce dont tu parles. Nous, les fils d’Abraham, nous sommes, il est vrai, férus d’écritures saintes et de prophéties ; mais il n’est guère difficile de le comprendre : nous avons la religion la plus merveilleuse qui soit et notre histoire est proprement incroyable. Songe que nous sommes la seule nation sur cette terre à vénérer un dieu unique, un dieu qui ne permet point d’en adorer d’autres, nous sommes également les seuls à posséder, ici à Jérusalem, un temple unique, où nous célébrons notre dieu selon les lois qu’il nous a lui-même dictées par la bouche du libérateur de notre peuple.
Il m’adressa un sourire en m’invitant à me servir un verre de vin et à goûter une pâtisserie, mais il ne m’offrit point lui-même à boire et je remarquai alors que les gâteaux à moi destinés ne se trouvaient pas sur le même plateau que les siens. Ayant suivi mon regard, il sourit.
— N’oublie point que je suis Juif et que j’ai mes préjugés, dit-il. Mais c’est seulement eu égard à mes domestiques que je ne partage pas mon verre avec toi ou que je ne mets point mes doigts dans le même plat. Ne va pas croire pour cela que je me considère comme supérieur à toi. Je suis un homme cultivé et transgresse maints commandements de la loi tout en essayant de me conformer aux apparences. Nous avons chez nous les Pharisiens qui empoisonnent leur propre vie et celle de tous en exigeant avec fanatisme une obéissance absolue à la tradition ! Et là réside notre contradiction, car c’est bien la tradition qui maintient l’unité de notre nation : dans toutes les cités du monde, en effet, la même loi unit les fils d’Israël et les contraint à ne point se mêler aux autres. S’il n’en avait pas été ainsi, eux qui ont supporté l’exil et l’esclavage en Égypte et à Babylone auraient disparu il y a fort longtemps d’entre les peuples. Pour ma part, moi qui suis un homme civilisé et qui me sens grec de cœur, je ne puis guère accepter que la lettre de la loi entrave la démarche de l’esprit. Et cependant, crois-moi, si cela s’avérait nécessaire, je me ferais mettre en pièces pour notre dieu et notre temple ! Notre histoire établit d’une manière évidente que nous sommes la nation élue de Dieu. Une fois ceci admis, il me semble que les questions de nourriture, de boisson, de lavage de mains ou de plats doivent peu importer à Dieu et n’ont pas grande signification auprès de son inconcevable splendeur ; il est vrai cependant que les coutumes complexes, les traditions, la circoncision, la sanctification du samedi et le reste – tout ceci qui est trop difficile à expliquer à un profane – maintiennent notre nation unie dans ce petit pays au carrefour de l’Orient et de l’Occident, afin qu’elle ne se mélange point avec les autres et qu’elle soit prête pour le règne de mille ans lorsque le Messie arrivera.
Il me jeta un rapide regard, puis s’empressa d’ajouter :
— Voilà ce qu’ont annoncé les prophètes, mais tu ne dois absolument pas le prendre au pied de la lettre, pas plus que tu ne dois croire que nous berçons le rêve de gouverner le monde avec l’aide du Messie. Il n’y a que le peuple, la plèbe comme vous dites, vous les Romains, pour se laisser aller à ces illusions. Par tempérament, nous sommes enclins à l’exaltation et c’est pourquoi surgissent constamment parmi nous des messies qui tentent leur chance ! Il n’y a pas un faiseur de miracles qui ne soit capable d’attirer à lui les pauvres gens : il suffit qu’il croit en lui suffisamment pour ce faire ! Mais n’aie aucun doute à ce sujet : nous saurons reconnaître le vrai lorsqu’il se présentera, si tant est qu’il se présente jamais ! Nous en avons une grande expérience : notre roi Macchabée a fait crucifier trois mille fanatiques ! Vraiment, je ne puis croire que tu éprouves quelque compassion pour un homme qui se faisait passer pour le Messie !
Tandis qu’il parlait, je ne cessais de déguster les gâteaux et le vin qui peu à peu me montait à la tête.
— Quelle volubilité, dis-je en souriant, et quel enthousiasme pour une affaire qui, selon tes propres dires, est dénuée de toute espèce d’importance !
— Les messies, crois-moi, n’ont qu’un temps, poursuivit-il. Seul notre dieu est éternel et le temple rassemble les Juifs pour les siècles des siècles. Nous avons toutes les raisons de savoir gré aux Romains d’avoir reconnu que notre religion nous faisait une place à part dans le concert des nations et de nous permettre de nous gouverner nous-mêmes. Aussi bien l’empereur Auguste que l’empereur Tibère ont fait preuve de magnanimité à notre égard en écoutant nos doléances ; grâce à eux, notre position a pu se stabiliser. À vrai dire, depuis que Rome s’est chargée de gouverner le monde civilisé, notre situation est incomparablement meilleure que s’il nous incombait d’entretenir une armée permanente, charge obligatoire de tout pays libre et qui épuiserait toutes nos ressources dans des conflits interminables avec des voisins pleins de cupidité. En l’état actuel des choses, nous disposons d’un solide garant dans chaque cité d’importance, même dans des régions aussi éloignées que la Gaule, la Bretagne ou les rivages des Scythes ; cette protection nous convient à la perfection et notre réputation commerciale est bien établie chez les Barbares. Personnellement, je consacre pour me distraire une partie de mon temps à l’exportation de fruits et de noisettes vers Rome. Le seul point noir réside dans le fait que nul d’entre nous ne soit capable d’exercer le métier d’armateur ; j’ignore pour quelle raison, mais l’onde amère n’inspire pas confiance à ceux de ma race !