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— Tu es vraiment au fait de tout ce qui se passe ! dit-il avec humeur. Son geste, ainsi que celui de Joseph d’Ariméthie, fut bien évidemment un geste de protestation, mais nous avons fermé les yeux : si cela peut les aider à calmer leur remords ! Joseph n’est qu’un ancien du peuple, tandis que Nicomède est un rabbin d’Israël et il devrait à ce titre se montrer plus circonspect… quoique, il ne soit guère avisé de se fier sans réflexion aux bonnes intentions de qui que ce soit ! Peut-être, après tout, qu’en ensevelissant le Galiléen, ils cherchent à rassembler autour de leurs personnes l’opposition qui existe à l’intérieur du Sanhédrin et ce, dans le but de diminuer le pouvoir du grand prêtre.

Fasciné soudain par cette idée, il s’écria :

— Eh ! Je ne suis pas ennemi d’une politique de ce genre ! L’impudence de Caïphe a atteint de telles proportions qu’elle porte tort à notre industrie ainsi qu’à notre commerce. Il a octroyé aux seuls membres de sa famille le droit de vendre les animaux destinés aux sacrifices et de changer de la monnaie dans l’enceinte du temple. Tu le croiras si tu veux, mais je ne dispose même pas d’une table de change à mon nom dans la cour ! Qui sait finalement si Nicomède, avec toute sa candeur, ne mène pas une saine politique ? Il n’est ni juste ni légal que la cour du temple se transforme en une foire d’empoigne, mais une concurrence raisonnable conviendrait dans le marché des changes. Les fidèles pèlerins y trouveraient également leur avantage, qui ne se verraient plus contraints à se conformer au cours établi par Caïphe pour tout échange effectué dans le temple.

Son commerce ne m’intéressant point, je l’interrompis derechef.

— J’aimerais rencontrer Nicomède, mais je crains que ma qualité de Romain ne me ferme sa porte.

— Mais, cher ami, protesta Aristhènes, c’est la meilleure recommandation auprès de lui. Un érudit de chez nous considère comme un honneur qu’un citoyen romain désire des éclaircissements sur notre religion. Tu devras te présenter à lui comme un homme fervent de Dieu. Cette attitude ouvre ici toutes les portes sans entraîner d’obligations. Je me ferai un plaisir de te recommander si tel est ton désir.

Nous sommes donc convenus qu’il enverrait un mot au rabbin pour lui expliquer mon souhait et que, le jour suivant, je me rendrais chez lui à la tombée de la nuit.

Je retirai un peu d’argent et laissai le reste à la banque. Aristhènes me proposa les services d’un guide plein d’expérience pour m’ouvrir toutes les portes secrètes de tous les plaisirs de Jérusalem, mais je l’assurai que j’avais fait un vœu après avoir vécu un hiver épuisant à Alexandrie. Ajoutant foi à mes paroles, il admira ma force de volonté tout en regrettant qu’elle me fît perdre bien des choses agréables.

Nous nous séparâmes bons amis et il m’accompagna jusqu’au seuil de sa maison où il m’offrit de me faire précéder par un serviteur chargé de m’ouvrir le chemin à grands cris, ce qu’également je refusai, n’ayant nulle envie d’attirer l’attention sur moi. Enfin, une ultime fois, il m’assura de son entier dévouement. C’est vraiment l’Hébreu le plus affable qu’il m’ait été donné de rencontrer, et pourtant, je ne sais pourquoi, je n’éprouve guère de sympathie à son égard ; ses explications, pourtant dépourvues de préjugés, ont rendu mon esprit plus froid et réveillé ma méfiance.

À mon arrivée à la forteresse Antonia, on m’annonça que Claudia Procula m’avait fait demander à plusieurs reprises. Je montai donc en hâte dans ses appartements de la tour ; elle se reposait dans sa chambre, mais elle passa rapidement un léger vêtement de soie et jeta une cape sur ses épaules pour se précipiter à ma rencontre avec sa dame de compagnie. Ses yeux brillaient d’un vif éclat et les rides de son visage me parurent comme effacées. Elle paraissait en proie à une vive exaltation.

— Marcus ! Ô Marcus ! s’écria-t-elle en me saisissant les deux mains, le roi des Juifs est ressuscité !

— Le proconsul ne t’a-t-il donc pas raconté que les disciples de Jésus ont subtilisé le cadavre pendant la nuit ? répondis-je. On en a dressé un procès-verbal officiel sur la foi de six légionnaires.

Claudia frappa du pied avec irritation.

— Est-ce que tu imagines que Ponce Pilate puisse admettre un fait qui n’intéresse ni sa bourse ni son confort ? Mais moi, j’ai des amis à Jérusalem : ignores-tu encore qu’une des femmes qui l’avait suivi, celle qu’il a délivrée de sept démons, s’est rendue ce matin à l’aube dans le sépulcre ? Elle l’a trouvé vide, mais elle a vu un ange aux vêtements aussi éblouissants que le soleil et dont le visage étincelait tel une flamme.

— Si c’est ainsi, dis-je sèchement, il ne fait aucun doute que la femme dont tu parles a été reprise par ses démons !

Je me sentis envahi par le découragement en me rendant compte de l’état dans lequel je me trouvais : ainsi donc, mon esprit était si troublé que j’avais les mêmes préoccupations que des femmes malades ?

— Ô Marcus, toi aussi ! reprocha Claudia en fondant en larmes. Et moi qui pensais que tu étais de son côté ! On m’avait même dit que tu étais allé voir et que tu avais aussi trouvé le sépulcre désert. Crois-tu donc davantage Ponce Pilate et quelques soldats vendus que le témoignage de tes propres yeux ?

Une vague de tendresse me submergea car les pleurs donnaient au visage de Claudia une sorte de lumière et j’aurais aimé pouvoir la consoler. Mais je savais qu’il eût été dangereux de confier ce que j’avais vu à une épouse irritée. D’autre part, les femmes de Jérusalem, en rêvant de la résurrection avec force visions et apparitions d’anges, servaient, à mon avis, la cause du Sanhédrin et rendaient le miracle encore plus incroyable.

— N’aie point de peine, ô Claudia, la suppliai-je. Tu sais bien que j’ai étudié fort sérieusement les textes des cyniques et qu’il est vraiment difficile pour moi de croire aux histoires surnaturelles. D’un autre côté, je ne veux rien rejeter catégoriquement. Allons, dis-moi qui est ce témoin dont tu parles, comment s’appelle-t-il ?

— Son nom est Marie, répondit Claudia pleine d’un enthousiasme qu’elle désirait me communiquer. C’est un nom très commun chez les gens d’ici, mais cette Marie est de Magdala, sur les rives du lac de Tibériade. Elle est riche et possède un élevage de colombes fort réputé. Ses colombiers fournissent au temple chaque année des milliers de colombes immaculées destinées aux sacrifices. Lorsque les démons s’emparèrent de son esprit, elle acquit une mauvaise réputation, mais après sa guérison par le rabbin de Nazareth, elle n’a plus été la même et l’a suivi à travers le pays. J’ai fait sa connaissance lors d’une visite chez de nobles amies de la ville et ce qu’elle dit au sujet de son maître me toucha profondément.

— Il faudrait que j’entende l’histoire de sa propre bouche pour pouvoir la croire, assuré-je. Peut-être n’est-ce qu’une pauvre femme exaltée qui rêve d’éveiller la curiosité des gens coûte que coûte ! Crois-tu, Claudia, que je pourrais la rencontrer ?

— Est-ce un péché de rêver ? s’écria-t-elle. Mes propres rêves m’ont poursuivie avec tant d’acharnement que j’ai mis en garde mon mari : il ne fallait pas condamner l’homme juste. En pleine nuit, un messager m’avait averti de sa capture et on me suppliait instamment de jouer de mon influence pour obtenir que Ponce Pilate ne l’envoyât pas à la mort ; mais je n’avais nul besoin de message secret, car mes songes étaient plus puissants. Et à présent encore, je suis persuadée que mon époux s’est rendu coupable de l’acte le plus insensé de sa vie en l’abandonnant à la croix qui l’attendait.

— Crois-tu que je pourrais rencontrer cette Marie ? insistai-je.

— Il ne convient pas qu’un homme adresse la parole à une femme juive, rétorqua-t-elle, et à plus forte raison si cet homme est un étranger. Je ne sais d’ailleurs guère où la trouver. Je reconnais qu’elle est femme à s’enflammer facilement ; étant donné ton esprit cynique, tu pourrais t’en faire une idée erronée si tu la voyais, mais tu ne m’empêcheras pas d’ajouter foi à son récit pour mon propre compte !