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Et le jardinier que j’ai vu près du tombeau tourmente sans relâche mon esprit. Il a dit qu’il me connaissait et que moi aussi je devais le connaître. Pourtant je ne retournerai guère en son jardin : je suis tellement certain de ne plus l’y rencontrer !

Cinquième lettre

Marcus à Tullia

Je vais te raconter mon voyage à Béthanie et ce qui m’est arrivé là-bas.

Ma barbe commençait à pousser. J’étais vêtu d’une modeste tunique et d’un manteau peu soigné et je ressemblais davantage à un voleur de grands chemins qu’à un Romain civilisé. Le Syrien me prépara du pain, du poisson salé et du vin aigre pour le voyage et je traversai la cité pour me rendre à la porte de la Fontaine. Après avoir dépassé l’étang, je descendis vers la vallée du Cédron et suivis le sentier qui borde le maigre ruisseau. Contournant la colline, à gauche, serpentaient les remparts de la cité et sur le flanc de celle de droite, il y avait de nombreux tombeaux. De tous côtés j’admirais de vieux oliviers aux formes tourmentées et je passai près d’un verger sur le versant d’un coteau.

L’air était pur et doux et le ciel sans nuages. Je rencontrai sur ma route des ânes chargés de bois et de charbon et des paysans qui portaient de lourds paniers. Je marchai d’un pas allègre et sentais encore en moi la force de la jeunesse. La joie que me procurait l’exercice physique balaya de mon esprit les sombres pensées, et je me sentais fort d’un bonheur aux souriantes promesses. Peut-être suis-je vraiment en train de vivre des jours débordants de perspectives nouvelles, même si nul encore n’est capable d’en rendre compte. Moi, l’étranger, peut-être suis-je aussi proche du mystère que ceux qui ont été les témoins de tous les événements. Alors, ni la terre ni le ciel ne seraient plus les mêmes, tout serait pour nous plus clair qu’auparavant !

J’aperçus de loin le village de Béthanie. Ses maisons tassées sur elles-mêmes, blanchies à la chaux en l’honneur de la Pâques, brillaient à travers les arbres. En m’approchant du village, je rencontrai un homme assis à l’ombre d’un figuier. Enveloppé dans son manteau couleur de terre, il était si immobile qu’il me fit sursauter et que je m’arrêtai pour le contempler.

— La paix soit avec toi, dis-je. Ce village s’appelle-t-il Béthanie ?

L’homme tourna son regard vers moi. Il avait le visage comme desséché et ses yeux paraissaient de verre si bien que je crus tout d’abord avoir affaire à un aveugle. Il ne portait rien sur la tête et ses cheveux étaient blancs bien que son visage jaunâtre ne fût pas celui d’un homme âgé.

— La paix avec toi également, répondit-il. As-tu perdu ton chemin, étranger ?

— Nombreux sont les chemins et il est facile de s’égarer dans certains d’entre eux, répliquai-je, le cœur gonflé d’un immense espoir. Peut-être saurais-tu, toi, me conduire au chemin véritable ?

— C’est Nicomède qui t’a envoyé ? demanda-t-il sur un ton peu amène. S’il en est ainsi, je suis Lazare. Qu’attends-tu de moi ?

Il balbutiait comme s’il avait du mal à parler. Je traversai le sentier et m’assis sur le sol près de lui, bien qu’à une certaine distance. Quel plaisir de goûter un peu de repos à l’ombre du figuier ! Je pris garde à ne pas dévisager Lazare trop ouvertement, car les Juifs ont l’habitude de baisser les yeux lorsqu’ils s’adressent à un étranger. Il n’est pas convenable chez eux de regarder les gens en face.

Il dut s’étonner de mon silence, car après un moment où nous demeurâmes immobiles l’un près de l’autre, tandis que je m’éventais avec un pan de ma cape, il dit :

— Tu dois savoir que les grands prêtres ont décidé de me tuer moi aussi. Mais, comme tu peux t’en rendre compte, je ne me cache pas, je continue de vivre dans mon foyer et dans mon village. Qu’ils viennent et qu’ils tuent ce corps s’ils le peuvent ! Ils ne me font pas peur ! Ni toi non plus ! Nul ne peut me tuer car jamais je ne mourrai.

Ses terribles paroles et ses yeux vitreux me remplirent de frayeur et il me semblait qu’un souffle glacé passait de lui jusques à moi.

— As-tu perdu la raison ? m’écriai-je. Comment un homme peut-il prétendre qu’il ne mourra jamais ?

— Peut-être ne suis-je plus un homme, répondit Lazare. Bien sûr, je possède encore ce corps. Je mange, je bois et je parle. Mais ce monde n’a guère de réalité pour moi. Je ne perdrais rien quand bien même je viendrais à perdre mon corps.

Il y avait quelque chose de si étrange en lui que je crus en ses paroles.

— On m’a raconté, dis-je, que celui que l’on a crucifié comme roi des Juifs t’a réveillé de la mort. Est-ce vrai ?

— Pourquoi cette question ? répliqua-t-il sur un ton ironique. Ne me vois-tu pas assis près de toi ? Je suis mort d’une mort humaine et je suis resté quatre jours au tombeau, enveloppé dans mon linceul, jusqu’à ce qu’il arrive, qu’il ordonne d’ôter la pierre de l’entrée du sépulcre et qu’il appelle : « Lazare, viens dehors ! » Cela n’a pas été plus difficile pour lui !

Mais ce récit ne paraissait pas le réjouir. Au contraire, sa voix était lugubre. Comme je ne bronchai pas, il poursuivit :

— C’est la faute de mes sœurs., et je ne leur pardonnerai jamais. Elles lui ont envoyé force messages pour l’obliger à retourner sur ses pas. Si je n’étais pas mort de cette maladie, il ne serait point revenu en Judée pour tomber entre les mains de ses ennemis. Il pleura sur moi avant de m’appeler et de me faire sortir de ma tombe.

— Je ne comprends guère, répondis-je. Pourquoi n’es-tu pas satisfait et pourquoi accuses-tu tes sœurs. alors qu’il t’a réveillé de la mort et que tu as eu le bonheur de revenir à la vie ?

— Je ne sache point que quiconque ait une fois goûté à la mort puisse jamais regoûter à la joie de vivre. Ah ! Il n’aurait pas fallu qu’il pleurât sur moi !

Puis il ajouta :

— Bien sûr qu’il était le fils de Dieu ! Et bien que ma foi soit différente de celle de mes sœurs, je sais qu’il devait venir au monde. Mais je n’arrive pas à comprendre pour quelle raison il m’aimait autant, je ne vois vraiment pas !

Nous restâmes assis sans dire un mot, le regard fixé devant nous. Je ne savais plus quelle question lui poser, si étranges me paraissaient sa froideur et sa mauvaise humeur.

— Mais à présent, sans doute, crois-tu qu’il était le Messie ? demandai-je prudemment.

— Il était plus qu’un messie ! affirma-t-il avec conviction. Et c’est bien pourquoi il me fait peur. Il est plus que celui qu’ont annoncé les prophètes ! On t’a certainement dit qu’il a ressuscité le troisième jour.

— Je l’ai entendu dire en effet ! Je suis venu te voir pour ceci, pour que l’on me parle encore de lui !

— Alors écoute : aussi sage et doué de raison que tu puisses imaginer un homme, Jésus lui était supérieur. Quelle force aurait pu le retenir dans son tombeau ? Il ne m’a pas été nécessaire d’aller y voir, comme mes sœurs, pour croire ! Mais cependant, étranger, je souhaite de tout mon cœur ne jamais le revoir en cette vie. Je ne pourrais pas supporter sa présence, pas avant d’être dans son royaume.

— Comment est-il son royaume ? demandai-je avidement.

Lazare tourna vers moi ses yeux glacés.

— Pourquoi ne demandes-tu pas aussi comment est le royaume de la mort ? Je t’assure que la mort est ici, ici et partout. Je le sais. C’est ici le royaume de la mort : mon corps est le royaume de la mort, ton corps également est le royaume de la mort. Mais, avec lui, est arrivé son royaume et c’est pourquoi il est ici et partout.