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Je me levai en disant :

— Je ne veux pas vous déranger plus longtemps ! Merci à toutes deux qui m’avez écouté et répondu avec tant de grâce. La paix soit avec vous !

Marthe se leva d’un bond et s’écria en frappant dans ses mains :

— Non ! Il faut que tu restes ! Tu ne vas pas partir ainsi en mourant de soif et de faim !

Malgré mes protestations, elle pénétra à l’intérieur de la maison et s’affaira pour me préparer quelque nourriture. Je demeurai plongé dans mes pensées, assis sur le banc de pierre, tandis que Marie était par terre à mes pieds. Ni l’un, ni l’autre, nous ne prononçâmes une seule parole. Notre silence cependant n’était point un de ces silences embarrassés qui s’installent parfois entre des personnes qui n’ont rien à se dire. Bien au contraire ! Marie m’avait dit tout ce que j’étais à même d’entendre. J’avais assimilé certaines choses, d’autres sans doute perdraient un jour leur mystère, et elle ne m’aurait nullement aidé en parlant davantage. Simplement, elle était là, assise près de moi et dégageait une sorte d’aura qui montait jusqu’à moi : je me sentais bien à ses côtés.

Marthe apporta des petits pains pimentés trempés dans l’huile, un plat de légumes hachés menus avec des œufs, de la viande de mouton salé et du vin épais. Après avoir tout disposé sur le banc de pierre à côté de moi, elle versa de l’eau sur mes mains et bénit le repas. Mais pas plus elle que sa sœur n’y goûtèrent, et Lazare ne se présenta point afin de le partager avec moi. Ainsi, malgré leur courtoisie, je me suis senti dédaigné.

Ma randonnée pour venir à Béthanie n’avait pas été bien longue et cependant mon appétit se réveilla devant les plats délicieux que je mangeai avec plaisir tandis que Marthe, près de moi, insistait pour que je goûte à tout et finisse les plats. Je me demandais s’ils jetteraient ce qu’un étranger tel que moi aurait touché de sa main, et pour ne point manquer à la courtoisie, je poursuivis le repas même après être rassasié. Pour terminer je bus l’eau que Marthe avait mélangée au vin et me sentis envahi d’une douce torpeur.

C’était la neuvième heure.

— Il n’est pas question, dit Marthe avec sollicitude, que tu regagnes la cité maintenant ! C’est l’heure la plus chaude de la journée ! Accepte de rester et de prendre un peu de repos sous notre toit.

Ma fatigue était extraordinaire et je n’aurais pu dire si elle était plus spirituelle que physique. Je fis un effort pour me lever, mais d’une part mes membres étaient endormis, et d’autre part l’amabilité des deux femmes m’était si agréable que je n’aurais voulu bouger pour rien au monde. Si je l’avais vraiment voulu, sans doute aurais-je pu prendre congé et m’éloigner, mais la langueur qui s’empara de moi à la simple idée de départ affaiblit jusqu’à la douleur chacun de mes membres. Il me vint un instant à l’esprit que Marthe avait peut-être versé un soporifique dans le vin. Mais pourquoi l’aurait-elle fait ? En outre, n’aurais-je point, dans ce cas, trouvé un goût amer à la boisson ?

— Jérusalem n’est pas bien loin, dis-je, mais si vraiment vous me le permettez, c’est avec plaisir que j’accepte votre hospitalité pour le temps de la sieste. Je me sens parfaitement bien dans cette maison.

Toutes deux sourirent mystérieusement comme si elles savaient bien mieux que moi que je disais vrai. Cette sagesse immanente qu’on pressentait chez elles me les fit considérer durant quelques instants non plus comme des humains sinon comme des êtres étranges, possédant quelque chose de plus. Mais je n’éprouvai nulle crainte à leur égard, je me sentais plutôt comme un petit enfant lorsqu’il a retrouvé un foyer après s’être perdu.

Elles me conduisirent toutes les deux dans la cour intérieure, qu’une treille ombrageait. Dans un état de demi-somnolence qui me donnait une impression d’irréalité, je pus voir que leur maison était beaucoup plus grande que ce qu’elle m’avait semblé en arrivant. Elle était formée d’au moins quatre bâtiments construits à des époques différentes tout autour de la cour. Marthe et Marie gravirent à ma suite les marches de l’escalier qui menait au plus récent, puis ouvrirent la chambre d’hôtes qui donnait sur la terrasse. C’était une pièce petite occupée par une couche basse, au sol recouvert d’un tapis. Une odeur de cannelle flottait dans l’air rempli de fraîcheur.

— Étends-toi et prends du repos, dirent les deux sœurs. en chœur. Ici même a dormi plus d’une fois celui dont nous avons parlé. Après sa méridienne, il avait l’habitude d’aller prier seul dans la montagne. Il allait et venait comme il voulait dans notre maison. Tu peux agir de même.

Il y avait là une cuvette pleine d’eau avec un linge posé à côté. Marthe, malgré moi, s’agenouilla, puis, m’ayant déchaussé, lava mes pieds pleins de poussière, et les essuya avec le linge.

— Pourquoi fais-tu cela ? demandai-je. Tu n’es point ma servante.

Elle me regarda avec le même sourire mystérieux qu’auparavant.

— Peut-être un jour feras-tu, toi aussi, la même chose pour un autre, sans pour cela être son serviteur, dit-elle. Tu es là, devant moi, blessé, triste et rempli d’angoisse bien que tu jouisses apparemment d’une solide santé et que ta tête déborde de toutes sortes de connaissances.

Elle avait touché juste. Mon savoir, en effet, est un couteau éternellement planté dans la plaie de mon cœur, toutes les questions brûlent telles des papillons à la flamme de la réalité, et malgré mes désirs, il m’est impossible de croire ce que je ne peux concevoir.

— Lui aussi, au cours de la dernière nuit, ajouta Marie, a fait de même pour ses disciples tandis que ces derniers discutaient à qui serait le plus grand dans son royaume.

Les deux sœurs refermèrent la porte sans bruit et je tombai aussitôt dans un profond sommeil. Reposer sur cette couche parfumée à la cannelle, dans cette agréable petite pièce me causa un grand soulagement.

Je fus tiré de mon sommeil par la nette impression que je n’étais pas seul dans la chambre, que quelqu’un était là, attendant mon réveil. Et cette impression était si forte que je n’ouvris pas les yeux. Je m’efforçai de percevoir la respiration ou les mouvements de la personne présente. Mais lorsque je me décidai enfin à regarder autour de moi, ce fut pour m’apercevoir que la pièce était vide et que j’étais seul. J’en ressentis une indescriptible déception. Et soudain, ce fut comme si les murs et le plafond se fussent mis à osciller pour bientôt s’évanouir devant mes yeux. Je refermai les paupières et, une fois encore, sentis la présence toute proche. Je me souvins alors que j’avais éprouvé une semblable impression dans le tombeau. Enfin un sentiment de paix s’empara de mon esprit.

Je songeai : « Il a amené sur la terre son royaume qui, après sa résurrection, demeurera ici tant que lui sera parmi nous. Peut-être est-ce cette proximité qui me trouble. »

Puis je me rendormis mais cette fois, dès le réveil, j’eus haleine conscience du poids de mon corps puant la sueur sur la couche, et remarquai la solidité des murs de terre qui m’entouraient. Si pénible fut ce réveil que je ne me décidai pas non plus à regarder tout de suite, tant m’emplissait de tristesse ce retour au monde matériel.

Lorsque je finis par ouvrir les yeux et me résolus à abandonner la douce quiétude du sommeil pour la réalité, je me rendis compte que maintenant il y avait effectivement quelqu’un dans ma chambre. Une femme accroupie sur le tapis attendait, totalement immobile, que je me réveillasse.

Enveloppée dans un grand vêtement, elle avait la tête couverte d’un voile, si bien que tout d’abord je me demandai s’il s’agissait bien d’un être humain. Je n’avais nullement soupçonné sa présence et ne l’avais pas non plus entendu pénétrer dans la pièce pendant que je dormais. Je fis un mouvement pour m’asseoir sur le bord de la couche, les membres aussi lourds que le plomb comme si pesait sur eux tout le poids de la terre.