En m’entendant remuer, la femme se redressa et se découvrit le visage. Le teint blafard, elle n’était plus très jeune. La vie aux multiples expériences avait passé sur elle, ravageant son ancienne beauté. Mais il y avait pourtant en elle quelque chose d’étrange et de rayonnant.
Lorsqu’elle me vit complètement réveillé, elle fit un léger signe de la main sous son manteau comme pour me prier de ne point me déranger et se mit à chanter d’une voix rauque dans la langue sacrée des Juifs. Elle psalmodia ainsi un long moment, puis traduisit en grec les paroles de ses chants.
— Toute chair est comme l’herbe, commença-t-elle, sa beauté comme la fleur des champs. L’herbe sèche, la fleur se fane lorsque le Seigneur souffle sur elles. L’herbe sèche, la fleur se fane, mais le Seigneur demeure dans les siècles des siècles.
Elle ajouta aussi :
— Notre dieu est un dieu plein de mystères.
Elle me regardait fixement, une étincelle brûlant au fond de ses yeux noirs ; d’un signe de tête, je lui marquai que je l’écoutais, bien que pour l’instant ses paroles n’eussent aucune signification pour moi.
— Ainsi parle le Seigneur : « C’est trop peu pour toi qui es mon serviteur de rétablir dans leur antique gloire les tribus de Jacob. Je te placerai comme une lumière pour les incroyants afin que de toi parte le salut jusqu’aux confins du monde. »
Elle s’interrompit à plusieurs reprises, hésitant comme si elle ne se fût pas souvenue du texte avec exactitude. Puis elle reprit en grec :
— Ainsi parla de lui le prophète Isaïe et les doux de la terre l’ont gardé dans leur mémoire : « Objet de mépris et rebut de l’humanité, homme de douleurs et connu de la souffrance, comme ceux devant qui on se voile la face il était méprisé et déconsidéré. Or c’étaient nos souffrances dont il souffrait et nos douleurs dont il était accablé. Il a été transpercé à cause de nos péchés. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui. Tous, comme des brebis, nous étions errants, chacun suivant son propre chemin. Et Yahvé a fait retomber sur lui les crimes de nous tous. Affreusement traité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche.
Elle secoua la tête et les larmes se mirent à couler le long de ses joues ; la voix brisée, elle poursuivit :
— Il s’est livré lui-même à la mort et a été compté parmi les malfaiteurs, alors qu’il supportait les fautes des multitudes et qu’il intercédait pour les pêcheurs.
J’eus la vague impression d’avoir déjà lu à Alexandrie un texte semblable sous la direction de mon ami érudit ; mais à cette époque, ces paroles n’avaient trouvé aucun écho en moi. La femme en pleurs accroupie sur le sol se couvrait le visage du voile noir afin que je ne pusse contempler sa douleur.
— J’ai compris ce que tu as dit ! m’exclamai-je soudain. C’est ainsi que l’annoncèrent vos prophètes et c’est ainsi que tout s’est accompli. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
Elle agita la tête et sa voix me parvint de sous les voiles.
— Nous ne savons rien encore, dit-elle, et nous ne comprenons pas. Mais il n’y a plus désormais de multiples chemins ni pour chacun le sien propre, il n’en reste qu’un seul.
Quand elle s’était découvert le visage, j’avais remarqué ses traits.
— Comment vas-tu, ô femme ? Il me semble te connaître, dis-je enfin.
Elle leva son voile après avoir séché soigneusement ses larmes avec un mouchoir.
— Je te connais moi aussi, proféra-t-elle en essayant de sourire, et c’est pour cela que je suis venue te voir. Lorsqu’il souffrait sur la croix, tu as frappé un scribe et repoussé ceux qui se moquaient de lui.
— Non, non ! protestai-je avec modestie. Je n’ai frappé personne, tu te trompes ! Certes, j’ai demandé un renseignement à un scribe qui m’a offensé et je me suis alors adressé au centurion. C’est ce dernier qui a éloigné les blasphémateurs.
Mais la femme secoua la tête en signe de dénégation.
— J’ai vu, affirma-t-elle, de mes yeux vu comment, plein de courroux, tu as frappé le sacrilège, bien que tu n’eusses rien à voir dans tout ceci étant étranger.
Je jugeai préférable de couper court à cette discussion. Après tout, de si sombres ténèbres nous avaient enveloppés peu avant la mort du roi que la femme avait pu confondre.
— Il me semble, repris-je ensuite, que je t’ai vue en compagnie de la mère du crucifié.
— Oui, tu as raison, assura-t-elle. Je suis Marie de Magdala, on t’a déjà parlé de moi qui l’ai suivi après qu’il eût chassé les démons de mon esprit ; il me le permettait malgré tous ceux qui lui en faisaient le reproche.
Alors, comme si elle laissait enfin libre cours à une fièvre contenue jusque-là, elle tendit sa main vers moi.
— Parle, supplia-t-elle. On dit que tu t’es rendu au tombeau sur l’ordre du gouverneur et que tu es le premier Romain qui ait vu qu’il avait ressuscité. Raconte-moi, rends témoignage de ce que tu as vu. Personne ne me croit parce que je suis une femme.
Je soupesai bien chacune de mes paroles avant d’ouvrir la bouche, car je ne voulais ni lui mentir ni l’induire en erreur.
— Le tremblement de terre écarta la pierre de l’entrée du sépulcre et les gardes s’enfuirent. J’ai pénétré à l’intérieur avec le centurion et nous avons pu voir que le drap mortuaire était intact avec le suaire à part, mais il n’y avait plus de cadavre. Devant cela, la foi s’empara de moi. Peu après vinrent les grands prêtres qui déchirèrent le linceul avec rage. Je continue cependant à croire qu’il a ressuscité, mais de quelle manière, c’est une question à laquelle je ne puis répondre, rien de comparable ne s’étant jamais produit jusqu’ici.
Elle écoutait avec toute son attention. Soucieux d’objectivité, je poursuivis mon récit.
— Je sais naturellement que l’on pratiquait autrefois, et que l’on pratique toujours, des cérémonies secrètes au cours desquelles on ensevelissait un dieu pour bientôt le ressusciter d’une manière symbolique. Mais à vrai dire, ces cérémonies ne sont guère plus qu’une comédie de la religion. Et toi qui nous précédas dans le sépulcre, qu’as-tu vu ? As-tu remarqué l’état du drap mortuaire ?
Marie de Magdala baissa la tête.
— L’obscurité régnait encore lorsque j’arrivai là-bas, dit-elle. Je me rendis compte que la pierre n’était point à sa place et compris que l’on avait ôté le corps ; mais je n’eus pas le courage d’entrer ; il eût d’ailleurs été impossible de rien distinguer tant il faisait encore noir. Je me précipitai donc dans la cachette des disciples les plus proches et Simon Pierre, un homme grand et robuste, m’accompagna avec Jean, le jeune homme auquel Jésus confia sa mère. Ils coururent à perdre haleine jusqu’au sépulcre, entrèrent et constatèrent qu’il n’y avait plus rien ; fuyant la colère des prêtres, ils prirent aussitôt leurs jambes à leurs cous. Pour ma part, je m’effondrai en larmes près de l’entrée, puis peu après, me penchai pour jeter un regard à l’intérieur. On y voyait comme en plein jour ! Un ange était dedans qui portait un habit de lumière et dont le visage brillait comme le feu. Effrayée, je fus prise d’un tremblement et me reculai lorsque tout à coup l’ange m’adressa la parole. En faisant demi-tour, je me trouvai face à Jésus que je ne reconnus pas tout d’abord.
Son récit se révélait absolument en contradiction avec celui des gardes. Elle leva vers moi des yeux inquiets et en s’apercevant de mon incrédulité, ajouta :
— Il n’est pas si étonnant que je ne l’ai point reconnu sur-le-champ ! Comment pouvais-je imaginer une chose pareille ? Ses disciples non plus ne l’ont pas reconnu lorsqu’ils le virent marcher sur les eaux du lac de Tibériade près de leur barque. Moi, croyant que cet inconnu était celui qui avait enlevé le corps, je lui en fis le reproche tout en le suppliant de me le rendre. En cet instant, il m’appela par mon nom et seulement alors je le reconnus. Il me donna un message pour les disciples et je tombai en une extase telle que je ne sentais plus mes pieds lorsque je courus le leur porter. Mais nul d’entre eux n’a voulu ajouter foi à ce que je disais.