Je ne la crus pas davantage. Je pensai que cette femme devait tomber en extase bien facilement et avait mélangé l’ordre dans lequel s’étaient déroulés les événements.
— As-tu remarqué la position du linceul ? insistai-je une nouvelle fois, revenant sur ma première question.
Elle me regarda avec étonnement.
— Comment l’aurais-je pu ? dit-elle en hochant du chef. La splendeur éblouissante de l’ange m’aveugla à tel point qu’elle me contraignit à reculer. Et j’étais terrorisée ! Mais si les disciples ne m’ont pas crue, les femmes, elles, se fient à moi. Eux craignent encore pour leur vie et sont obnubilés par cette crainte.
Elle s’était animée en parlant, comme les femmes ont coutume de le faire et poursuivait ses commentaires.
— Peut-être as-tu raison, peut-être est-ce le tremblement de terre qui a déplacé la pierre de l’entrée, quoiqu’il y ait des gens pour soutenir que l’ange a dû accomplir cette tâche. On raconte également que la secousse a démoli l’escalier qui monte au tabernacle, dans le temple. De toute façon, ceux qu’il accompagna sur le chemin d’Emmaüs ne l’ont pas reconnu non plus ! Et pourtant, il leur a expliqué les livres saints point par point et la raison pour laquelle tout devait arriver ainsi. Lorsqu’ils arrivèrent au village, c’était à la nuit tombante et ils l’invitèrent à se joindre à eux. Alors Jésus prit le pain, leur en donna à chacun et ils le reconnurent ; mais il disparut de leur vue.
— Tu crois donc, dis-je la voix enrouée par l’émotion, tu crois qu’il est encore par ici, allant et venant à son gré, et qu’il adresse la parole à qui bon lui semble ? Et il y en a qui le connaissent tandis que d’autres ne le connaissent pas ?
— Tu l’as dit ! répondit Marie qui ajouta avec une ferme conviction : « Je crois cela et c’est pourquoi j’attends ! Peut-être que nos cœurs ne sont pas suffisamment ardents ou que notre esprit est trop lent ; il nous fait espérer afin que nous saisissions le sens de tout ce qui est advenu. »
— Tu as bien dit qu’il a marché sur les eaux ? repris-je afin de mettre l’accent sur l’absurdité inimaginable de tout ceci.
Marie de Magdala leva vers moi un regard plein de confiance.
— Il accomplissait tant et tant de miracles que les pierres elles-mêmes auraient dû avoir la foi ! Et pourtant nous ne savons que penser à son sujet ! Toutefois il est écrit : « Son serviteur est sourd et son messager aveugle », ainsi peut-être lui obéissons-nous à notre insu.
— Mais pourquoi une telle confiance en moi qui ne suis qu’un étranger ? lui demandai-je. Tu es une femme cultivée, tu parles le grec et connais par cœur les prophètes dans la langue sacrée des Hébreux ; on m’a dit également que tu étais riche. Parle-moi de toi afin que je puisse comprendre !
— J’ai l’habitude de traiter avec des étrangers, répondit-elle avec une certaine fierté. J’ai eu l’occasion d’accueillir chez moi des Grecs, des Syriens, des Romains également et même des courtisans du prince Hérode ! D’ailleurs si Jésus était bien ce qu’il était, selon ce que je sais et crois, son message n’est pas adressé au seul Israël, sa lumière inondera le monde entier comme il est écrit dans les livres. C’est une des raisons pour lesquelles les disciples ne me prennent pas au sérieux. Lorsque j’étais en proie aux démons, j’ai vécu des expériences que ces hommes de basse origine sont incapables de concevoir : songe qu’un sorcier a le pouvoir magique de mettre le corps d’un possédé dans une bassine pleine d’eau, puis, après être passé dans une autre pièce, de le faire hurler en frappant d’une aiguille l’eau d’un récipient différent. Jésus n’a jamais désiré profiter de moi à l’instar des autres ; il se contenta de me délivrer quand il s’aperçut que je souhaitais ardemment la liberté. Si mon visage est livide, tel un rocher dont les pluies ont entraîné toute la terre fertile, c’est à cause de ma vie passée. Ne m’interroge point à son sujet mais sur ce que je suis à présent.
— Comme tu voudras, acquiesçai-je. Mais tu n’as point encore répondu à ma question : pourquoi as-tu si grande confiance en moi ?
De nouveau son visage s’illumina lorsqu’elle dit :
— Parce qu’au pied de la croix, tu l’as défendu contre les blasphémateurs ! Parce que tu as respecté sa souffrance sans en connaître plus à son sujet que l’écriteau infamant placé sur sa tête. Tu l’as défendu alors que les siens s’enfuyaient saisis de terreur. Il n’y avait personne là-bas sinon les femmes accompagnées de Jean qui, lui, n’a rien à craindre car sa famille est amie du grand prêtre. Les agitateurs eux-mêmes osèrent crier contre les Romains pour défendre leurs compagnons suppliciés mais nulle voix ne s’éleva pour le défendre, lui !
Je compris soudain que cette femme transformait le courroux qu’elle sentait à l’égard des disciples en sympathie pour moi.
— Si j’ai bien compris, avançai-je prudemment après un instant de réflexion, tu es une femme de grande expérience et tu penses avoir saisi de ton maître bien plus que ses propres disciples ne sont capables de saisir présentement ; en revanche, ces derniers ne se fient point à toi justement parce que tu es une femme et que tu as tendance à t’exalter facilement ; ils ne croient guère en ta vision lorsque tu la racontes et tu as jugé souhaitable de me faire intervenir pour témoigner à mon tour.
— N’as-tu pas encore compris ? interrompit Marie. Jésus permettait aux personnes de mon sexe de s’approcher de lui ! Il s’est conduit parfaitement avec Marie, la sœur de Lazare et se montra plein de bonté pour Marthe également. Lorsqu’il dîna un soir chez Simon le Pharisien, il laissa la pécheresse s’agenouiller devant lui et souffrit qu’elle lui arrosât les pieds de ses larmes et les essuyât avec sa chevelure ; cette histoire lui fit d’ailleurs perdre sa réputation parmi les Pharisiens disposés dès lors à penser pis que pendre de lui. Mais ce n’est pas tout ! N’a-t-il pas adressé la parole à la Samaritaine près du puits ? N’a-t-il point arraché des mains des scribes une femme surprise en flagrant délit d’adultère, alors qu’ils étaient sur le point de la lapider ainsi que l’exige la loi ? Crois-moi, ô étranger, il a compris la femme mieux que nul ne l’avait fait jusqu’à présent. C’est pourquoi je suis convaincue que nous les femmes, nous l’avons compris dès le début mieux que ses disciples qui ne sont que des lâches.
Sa voix s’étranglait dans sa gorge et la haine lui faisait perdre le souffle.
— Il y eut une époque, poursuivit-elle, où ils avaient assez de cœur pour prendre de grands airs et guérir les malades eux aussi. Mais quand il fut question d’entreprendre l’ultime voyage et de monter à Jérusalem avec lui, alors ont commencé les tergiversations ; certains envisageaient même de l’abandonner quand, peu de temps auparavant, ils en étaient à discuter au sujet des places qu’ils occuperaient dans son royaume. Aux foules venues l’écouter, Jésus parlait par paraboles, mais il expliquait tout très clairement à ses proches qui ne le comprenaient guère cependant ! Seul Thomas, le plus intelligent de toute la bande, eut le courage de déclarer : « Allons et mourons avec lui ! » Mais ne va pas t’imaginer qu’un seul d’entre eux ait été tué même s’ils s’étaient munis d’armes pour le protéger ; certes, ils s’étaient procuré deux glaives en dépit du sévère châtiment promis à ceux qui achètent une arme dans la cité ; mais l’ont-ils défendu ? Voilà la question !