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— Que celui qui a des oreilles entende ! Le royaume approche. Préparez le chemin !

— Il annonce la venue du roi des Juifs, commenta le guide. Ces déments venus du désert envahissent la ville tels des essaims de guêpes et il y en a tellement que la police ne peut tous les fouetter comme ils le méritent. De toute façon, ce n’est pas de mauvaise politique de les laisser se battre entre eux ! Pendant qu’ils se tâtonnent, nous autres du gymnasium nous sommes bien tranquilles. Je ne connais pas de peuple plus sanguinaire qu’eux. Heureusement qu’ils se détestent plus entre eux qu’ils ne nous détestent nous, qu’ils traitent de païens.

Pendant qu’il parlait ainsi, la voix éraillée et fatiguée continuait de répéter les mêmes mots, si bien qu’ils se gravèrent dans mon esprit. Ils annonçaient la venue prochaine du royaume, et, dans l’état mental qui était le mien à ce moment-là, j’interprétai ce message comme un présage qui m’intéressait personnellement. C’était comme si subitement toutes les prophéties que j’avais étudiées durant l’hiver, se fussent dépouillées de leur obscurité pour se traduire par ces quelques mots fulgurants de clarté : « Le royaume est proche ! »

Le guide ne tarissait pas d’explications, fermement agrippé au pan de ma tunique.

— Ce sera bientôt la fête juive de la Pâque. Les dernières caravanes et les derniers bateaux qui amènent les pèlerins à Jérusalem s’apprêtent à partir. On va voir ce qui va encore se passer cette année, là-bas !

— J’aimerais bien visiter la ville sainte des Juifs, ne pus-je m’empêcher de dire.

Dès lors, le guide se montra débordant d’enthousiasme.

— Tu as bien raison, vociféra-t-il. Le temple d’Hérode est une des merveilles du monde. Qui ne l’a pas visité n’a rien vu au cours de ses voyages. Et tu n’as pas à craindre de troubles ! Je plaisantais tout à l’heure ! Les routes de Judée sont très sûres et la discipline romaine règne à Jérusalem où une légion demeure en permanence pour maintenir l’ordre. Suis-moi seulement quelques pas et je suis certain que grâce à mes bonnes relations je pourrai obtenir pour toi une place dans un vaisseau de passagers en partance pour Joppé ou Césarée. Naturellement, ils vont tous pousser les hauts cris et dire qu’il n’y a plus une seule place en raison de la Pâque ! Mais je parlerai pour toi ; ce serait vraiment une honte qu’un noble Romain tel que toi ne trouve pas un billet sur ce bateau.

Il tira sur le bord de ma tunique avec une telle obstination que c’est presque malgré moi que je le suivis jusqu’au bureau d’un armateur syrien, à quelques pas du marché aux légumes. Là, on nous apprit que je n’étais pas le seul étranger qui désirât se joindre aux pèlerins de la Pâques à Jérusalem. Outre les Juifs, venus de tous les coins du monde, il y avait d’autres voyageurs désireux de voir du pays.

Ce ne fut que bien plus tard, lorsque le guide eût marchandé comme seuls savent le faire les Grecs et les Syriens, que je me rendis compte que j’avais en ma possession un billet me donnant droit à une couchette dans un vaisseau de passagers qui s’apprêtait à appareiller vers la côte de Judée. On m’assura que c’était le seul et ultime bateau qui allait quitter Alexandrie ; et s’il avait quelque retard, c’était parce qu’il était neuf et que l’on devait encore effectuer des travaux de finition avant de lever l’ancre, demain matin, pour son premier voyage. Ainsi pouvais-je partir rassuré et ne craindre ni la crasse ni les parasites qui rendent habituellement si pénibles les voyages vers ces côtes-là !

Le guide, pour ses services, exigea cinq drachmes que je me laissai voler presque avec plaisir : il avait eu une idée et su prendre une décision. Il se montra fort satisfait et tenta même d’obtenir une commission du représentant de l’armateur. Avant la tombée de la nuit, je me rendis chez mon banquier qui me signa un billet à ordre payable à Jérusalem. J’ai suffisamment d’expérience pour ne jamais porter sur moi une quantité excessive de monnaie lorsque je pars en voyage.

Je réglai mes comptes à l’auberge où j’avais élu domicile, liquidai les quelques dettes que je pouvais avoir, et le soir, fis mes adieux aux rares amis auxquels je devais cette attention. À vrai dire, je n’osai guère leur avouer le but de mon périple de peur qu’ils ne se moquassent de moi ; je leur signalai seulement mon départ et les assurai que la saison d’automne me ramènerait parmi eux.

Cette nuit-là, je ne pus fermer l’œil avant une heure fort avancée et je me rendais compte plus vivement que jamais combien l’hiver brûlant d’Alexandrie m’avait épuisé le corps et l’âme. Il est évident que cette ville monumentale est une des merveilles du monde. Mais le moment était venu pour moi de l’abandonner, sinon je me serais perdu dans le tourbillon de cette cité assoiffée de plaisirs et saturée de philosophie grecque. Un homme dépourvu de volonté tel que moi, s’il demeurait trop de temps à Alexandrie, pourrait parvenir à un tel degré de laisser-aller qu’il n’en pourrait plus jamais repartir.

Aussi étais-je d’avis qu’une traversée en mer et une randonnée de quelques jours par les routes romaines de Judée ne pouvaient que m’être bénéfiques tant au point de vue physique que moral. Mais, ainsi qu’il arrive toujours, on me réveilla très tôt le matin pour embarquer ; ayant si peu dormi, je me sentis tout étourdi à l’idée de devoir quitter le confort de la vie civilisée pour me diriger vers le pays inconnu et hostile des Juifs, à la poursuite d’une illusion créée de toutes pièces dans ma tête par d’obscures prophéties.

Lorsqu’une fois sur le port, je m’aperçus à quel point j’avais été floué, mon état d’esprit ne s’en trouva guère soulagé. Tout au contraire. J’eus beaucoup de mal à trouver mon bateau : tout d’abord, en effet, je n’arrivais pas à admettre que le rafiot pourri et répugnant amarré devant mes yeux pût être le navire flambant neuf, prêt à lever l’ancre pour sa première traversée dont m’avait parlé le Syrien. Certes, il était vrai que des travaux de finition restaient à faire, car il ne pourrait se maintenir à flot si l’on n’apportait le plus grand soin à en aveugler toutes les voies d’eau et à bien calfater sa coque. L’armateur avait fait brûler un encens de mauvaise qualité sur le pont afin d’en chasser les autres odeurs ; et les bouffées qui s’en exhalaient me rappelèrent les maisons de plaisir de Canoppe. Les flancs vermoulus étaient couverts d’étoffes multicolores et on avait ramené du marché tout proche des brassées de fleurs fanées afin de donner un air de fête au départ.

Bref, cette carcasse décrépite, rafistolée à grand peine pour qu’elle n’allât pas à pic, me faisait penser à une de ces vieilles prostituées habituées des ports, qui n’osent se montrer à la lumière du jour sans s’affubler de toilettes aux couleurs criardes, sans dissimuler sous d’épaisses couches de fards les rides de leurs joues et sans s’asperger de la tête aux pieds d’un parfum bon marché qui empeste à cent milles à la ronde. Il me sembla remarquer une expression de ruse totalement dépourvue d’aménité dans le regard que me jeta l’officier de bord en me recevant. Il jura ses grands dieux que ce vaisseau me conviendrait parfaitement, tout en m’indiquant ma couchette au milieu d’une confusion assourdissante de cris, de pleurs, de bagarres et de bruyants adieux.

Quel parti pouvais-je donc prendre, sinon celui d’éclater de rire en laissant là ma colère ? À vrai dire, j’avais été moi-même l’artisan de cette déconvenue et celui qui tremble devant chaque danger se rend la vie insupportable. Je ne crois point que l’homme, quoi qu’il fasse, soit à même de prolonger d’une seule coudée le temps que les dieux lui ont accordé ; et l’enseignement des nombreux philosophes que j’ai eu l’occasion de suivre n’a fait que me confirmer dans cette conviction.