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— C’est en vain que tu portes des habits couleur de sombre prunelle, dis-je comme malgré moi. Tes couleurs sont le vert et l’argent, Marie de Magdala, ta fleur la violette et ta couronne le myrte. Je ne m’y trompe point.

Elle sursauta légèrement.

— Te prendrais-tu pour un astrologue ? interrogea-t-elle en se moquant. Nul besoin d’évoquer les forces liées à la terre ! Quand bien même je me vêtirais de nouveau en vert et argent, les dieux de la terre n’exerceraient plus aucun pouvoir sur moi désormais. Il suffit que je prononce le nom de Jésus-Christ, fils de Dieu, pour que le mal impuissant à me nuire fasse silence autour de moi.

Je compris alors qu’elle avait sûrement eu conscience de ses démons et souffert véritablement de leurs enchantements et je me repentis d’avoir ainsi parlé à la légère en voyant s’éteindre le sourire de ses lèvres et son visage reprendre sa teinte de marbre froid. Une petite flamme inquiète tremblait au fond de ses yeux, mais je devais pourtant la questionner encore.

— Es-tu absolument certaine, ô Marie, que tu ne compares point toi aussi les événements nouveaux à ceux du passé afin d’en déchiffrer le sens ? Es-tu sûre de n’avoir point remplacé tes démons d’autrefois par un nouveau, plus puissant encore ?

Elle se tordait les mains et se balançait comme pour calmer une douleur à l’intérieur d’elle-même. Puis, faisant un visible effort pour planter ses yeux dans les miens, elle se mit à scander :

— Je suis sûre, sans l’ombre d’un doute, qu’il était et demeure la lumière, la lumière véritable et absolue. Il était l’Homme. Il est Dieu !

Puis, assaillie peut-être par une ultime incertitude, elle ajouta plus pour elle-même que pour moi :

— Non, il n’était ni un sorcier ni un diable, bien qu’il ait marché sur les eaux. S’il avait été seulement le mage le plus puissant, je ne l’aurais point suivi car des mages, j’en ai vu assez dans ma vie ! Et il ne m’a point ordonné de le suivre, il me l’a permis, ce qui, tu en conviendras avec moi, est tout à fait différent.

J’avais honte de mes hésitations, mais je désirais acquérir toute la certitude qu’il est humainement possible d’acquérir lorsque l’on pose une question. Sentant que je l’avais blessée, je lui en demandai pardon du mieux que je pus.

— Marie de Magdala, la priai-je humblement, conduis-moi à ses disciples afin que d’eux aussi je sois convaincu.

— Tu n’es pas encore prêt, rétorqua-t-elle. Et eux non plus. Nous devons tous attendre. Toi aussi. Attends avec patience comme nous attendons.

Mais la sincérité ardente de mon désir la toucha et c’est pourquoi elle ajouta :

— Je ne crois point que tu sois un espion des Romains ; mon expérience et ma connaissance des hommes me soufflent que ton cœur ne contient pas de traîtrise. Si tu étais un traître cependant, il t’arriverait quelque chose de terrible. Non, certes, par notre pouvoir, mais par son pouvoir à lui qui a choisi ses disciples et veut les garder ainsi que tu l’as dit toi-même. Connais-tu la porte de la Fontaine ?

— C’est par cette porte que je suis venu jusqu’ici, répondis-je avec un sourire.

— Alors on t’a également parlé de l’homme à la cruche d’eau ! Peut-être un jour, lorsque tu seras doux et que ton cœur sera empli d’humilité, apparaîtra-t-il près de la porte de la Fontaine. Mais je t’en prie, ne te hâte point ! Tout arrive lorsque sonne l’heure. Si je n’étais pas fermement convaincue, vivre me deviendrait impossible.

Je lui demandai si elle désirait retourner à Jérusalem en ma compagnie, mais elle préféra rester seule dans la chambre où le Nazaréen s’était souvent reposé.

— Pars quand tu voudras, dit-elle. Et s’il n’y a personne en bas, tu n’as nul besoin d’attendre pour témoigner ta reconnaissance. Il suffit que nous, les femmes, sachions que tu es reconnaissant. Tu peux revenir dans cette maison à ton gré, mais j’ai l’impression que tu ne sais pas bien ce que tu veux. Il me semble pourtant que même malgré toi tu devras suivre l’unique chemin. La paix soit avec toi !

— Avec toi également, répondis-je, et je ne sais quoi me poussa à ajouter : « La paix soit avec toi, femme plus que la bien-aimée, plus que l’épouse, plus que la sœur parce qu’il t’a permis de le suivre ! »

Ces paroles trouvèrent grâce à ses yeux et, tandis qu’elle demeurait accroupie sur le tapis, elle tendit la main et me toucha le pied lorsque je m’inclinai pour prendre ma chaussure en me levant.

Nulle trace d’angoisse n’était en moi quand je descendis l’escalier pour regagner la cour ombragée par la treille. Je ne trouvai personne et le silence régnait à l’intérieur de la maison. Je partis donc sans dire adieu et fus surpris en parvenant près du banc de pierre de découvrir que le soleil indiquait déjà la cinquième heure, suivant le temps romain. L’ombre de la montagne s’était allongée et atteindrait bientôt la ferme.

Je marchai si plein d’enthousiasme et plongé dans mes pensées que ce fut à peine si je distinguai le paysage autour de moi. Je repassai devant les antiques oliviers aux troncs noueux sur la colline encore illuminée de soleil tandis que déjà l’ombre avait envahi le sentier. Puis je laissai derrière moi le verger et le parfum des simples embaumait l’air crépusculaire.

Une espèce de monotone martèlement me tira de mes méditations : c’était un aveugle, recroquevillé au bord du sentier, qui frappait sans relâche avec son bâton pour attirer l’attention des voyageurs. Deux profondes orbites creuses lui tenaient lieu de regard et il était couvert de haillons rigides de crasse. Lorsqu’il entendit que j’avais ralenti le pas, il se mit à geindre de cette voix criarde que possèdent les mendiants professionnels.

— Ayez pitié d’un pauvre aveugle ! Ayez pitié de moi !

Je me souvins alors que la femme du Syrien avait mis dans mon sac de voyage un repas auquel je n’avais pas touché. Je le déposai dans la main décharnée de l’infirme.

— La paix soit avec toi, dis-je en toute hâte. Prends et mange. Tu peux tout garder, je n’en ai plus besoin.

L’infecte puanteur qui frappa mes narines lorsque je me penchai vers lui m’ôta le courage de m’attarder à vider le sac dans ses mains.

L’aveugle ne me remercia même pas mais, allongeant son bras, tenta d’agripper le bord de mon manteau.

— Il est très tard, observa-t-il avec anxiété, il va faire nuit et personne n’est venu me chercher sur ce sentier où l’on m’a amené pour passer la journée ! Aie pitié de moi, passant charitable et conduis-moi à la cité ! Là-bas je saurai trouver mon chemin, mais hors des murailles je m’égare, je trébuche sur les cailloux et risque à tout instant de rouler dans le fossé.

À la seule idée de toucher cet être immonde que l’on ne pouvait guère qualifier d’humain, je fus pris de nausées. Je fis un brusque saut en arrière pour me mettre hors de portée de sa main qui continuait à s’agiter dans le vide, et repris ma route en pressant le pas, m’efforçant de ne point entendre derrière moi les geignements consciencieux du mendiant qui déjà avait repris son jeu de bâton sur la pierre comme pour assouvir ainsi son impuissante rage.

Je blâmai dans mon for intérieur son ingratitude car, après tout, je lui avais fait don d’excellentes provisions et d’un sac d’une certaine valeur.

Après avoir parcouru une dizaine de pas, j’eus la sensation de me heurter à un mur élevé devant moi, j’arrêtai mon élan et jetai un regard en arrière. L’aveugle, repris par l’espoir, redoubla de cris.

— Aie pitié d’un pauvre aveugle toi qui vois ! sanglotait-il. Conduis-moi à la cité et la bénédiction de Dieu descendra sur toi. J’ai froid dans les ténèbres et les chiens viennent lécher mes plaies.