Lequel de lui ou de moi était le plus aveugle ? Certes, le fait de lui avoir abandonné mes provisions ne relevait point d’une excessive charité, puisque, de toutes façons, je n’en avais plus aucune utilité ! Mais en revanche, je pouvais considérer que ce serait une action réellement méritoire si je me contraignais à le toucher, à m’approcher de lui et à le conduire jusqu’à la porte de Jérusalem. Rien que d’y penser cependant, des nausées me soulevèrent à nouveau le cœur.
— Nombreux sont les chemins, dis-je malgré moi. Il est facile de se fourvoyer dans la plupart d’entre eux et comment savoir si je ne te tromperais point et ne te pousserais pas dans le vide pour me débarrasser de toi ?
Le mendiant tressaillit et resta comme pétrifié, le bâton lui échappant des mains.
— La paix soit avec toi, la paix soit avec toi, s’écria-t-il plein d’une attente mêlée de peur. J’ai confiance en toi ! Que puis-je faire, moi qui suis aveugle, sinon me fier à ceux qui me guident puisque je ne puis trouver le chemin tout seul !
Ces paroles me frappèrent en plein cœur. Moi aussi, j’étais aveugle et souhaitais de toutes mes forces trouver un guide, car je n’étais guère capable de trouver le chemin par moi-même. La présence qui m’avait touché durant mon sommeil et qui disparut lorsque j’avais ouvert les yeux me revint à l’esprit. Je m’approchai résolument de lui et, attrapant des deux mains le bras squelettique de l’invalide, je l’aidai à se mettre sur ses pieds. Il étendit son bâton devant lui et me suggéra avec une extrême humilité d’en saisir l’extrémité de façon à ne point me souiller au contact de sa crasse. Mais je rejetai sur-le-champ l’idée de le tirer comme on tire un animal par son licol. Alors je le pris sous le bras et me mis à marcher en direction de la cité. L’homme, encore méfiant, s’assurait du chemin avec sa canne, car les sentiers de la vallée du Cédron sont loin d’être aussi unis qu’une route romaine !
Nous allions pas à pas, lentement, le mendiant était si maigre et si faible qu’il trébuchait à chaque instant. Son bras, que je soutenais, n’était guère plus gros dans ma main qu’un os déjà rongé par les charognards.
— Pourquoi te poster si loin des murailles si tu ne peux te suffire à toi-même ? lui demandai-je avec agacement.
— Ah ! Étranger ! répondit-il sur un ton de lamentations. Je suis trop affaibli pour me défendre près de la porte ! Autrefois, lorsque j’avais encore de la force, c’est sur la route juste en face au temple que j’exerçais mon métier.
Il tirait manifestement gloire de ce souvenir et il insista, affirmant une nouvelle fois que c’était vrai, qu’il avait bien mendié devant le temple comme si cela fût un grand honneur.
— Je me défendais bigrement bien en piquant et frappant avec mon bâton malgré que je n’y voie point ! dit-il avec suffisance. Mais, quand je suis devenu vieux, c’est moi qui ai commencé à recevoir plaies et bosses et on a réussi à me chasser de la porte. Voilà pourquoi je n’ai plus d’autre solution maintenant que de supplier chaque jour un homme qui craint Dieu afin qu’il consente à me conduire quelque part sur le bord de la route. À l’intérieur de la Ville sainte, beaucoup trop nombreux sont les mendiants vigoureux !
De ses doigts maigres il palpa la lisière de mon vêtement.
— Quel beau tissu, étranger ! observa-t-il. Et comme tu sens bon ! Tu dois être riche et comment se fait-il que tu te promènes seul si loin de la cité à la tombée de la nuit ? Pourquoi nul ne court-il au-devant de tes pas pour t’ouvrir la route à grands cris ?
Je n’avais aucune explication à lui donner et je lui répondis pourtant :
— Je dois trouver ma voie par moi-même !
Puis soudain me vint aux lèvres cette question :
— Et toi l’aveugle, as-tu ouï parler du roi des Juifs, ce Jésus de Nazareth que l’on a crucifié ? Que penses-tu de lui ?
Ces mots le plongèrent dans une telle colère qu’il en tremblait de tous ses membres.
— J’en ai assez entendu sur cet homme ! hurla-t-il en brandissant son bâton, on a bien fait de le crucifier !
Grande fut ma surprise à l’audition de tels propos.
— Mais l’on m’a dit que c’était un homme plein de piété, de bonté, qu’il a guéri des infirmes et qu’il s’entourait de pauvres et d’affligés afin de leur donner la paix ?
— La paix, hein ? reprit l’aveugle goguenard. Il voulait tout supprimer et tout détruire, oui ! même le temple ! C’était un agitateur, un homme plein de méchanceté ! Je vais t’expliquer : près du bassin de Bézatha, gisait sur un grabat un mendiant paralytique bien connu de tous qui se laissait pousser dans l’eau de temps en temps pour réveiller la compassion des passants. Entre parenthèses, il y a fort longtemps que personne ne guérit plus dans ces eaux, même s’il leur arrive encore parfois de bouillonner. Mais c’est tout proche de la porte Probatique et c’est une bonne affaire de demander l’aumône à l’ombre des portiques. Tout marchait donc parfaitement pour cet homme jusqu’à ce que ce Jésus, passant par là, lui demandât : « Veux-tu guérir ? » Le paralytique tenta bien de tourner autour du pot et lui répondit qu’il y avait toujours de plus rapides que lui pour descendre lorsque les eaux commençaient à s’agiter. Alors, le Nazaréen lui intima l’ordre de se lever, prendre son grabat et marcher !
— Il guérit ? demandai-je incrédule.
— Parbleu qu’il guérit ! assura-t-il. Il prit son lit sous le bras et marcha ! Le pouvoir de ce Galiléen était terrible ! Et voilà comment le paralytique perdit un excellent métier qu’il exerçait depuis trente-huit ans ! Maintenant, alors qu’il a déjà un âge avancé, il doit gagner sa vie en travaillant de ses mains puisqu’il n’a plus de motif légal de demander la charité.
L’amertume qui le submergeait augmentait, il ajouta :
— Par-dessus le marché, il fut guéri un samedi. Alors aussitôt le pauvre homme a été arrêté parce qu’il portait son grabat, et conduit devant les prêtres. Mais ce n’est pas tout ! Un peu plus tard, Jésus le rencontra dans le temple et l’avertit de ne plus pécher désormais sinon il lui arriverait pis encore ! Le mendiant, pour se protéger est allé le dénoncer et accepta de témoigner qu’il avait été guéri par lui, qu’il lui avait commandé de porter son lit et de marcher un jour de sabbat ! Mais… que pouvaient faire les prêtres contre Jésus ? Il était entouré de tous ses adeptes et a déclaré en blasphémant qu’il avait le droit d’enfreindre le jour sacré et de travailler ce jour-là comme le faisait son père ! Tu te rends compte ? Il se prenait pour l’égal de Dieu ! On était bien forcé de le crucifier !
Comme je ne répondais point, l’infirme, pensant que je n’étais guère de son avis, insista encore.
— Que deviendrait le monde si l’on détruisait le temple ? reprit-il. Où les infirmes recevraient-ils les aumônes s’il n’y avait plus de riches pécheurs qui expient leurs fautes en distribuant leur argent ?
Il cogna de son bâton contre le sol inégal, puis dit avec une satisfaction pleine de malice :
— À moi aussi, ce matin-là, on m’a demandé de crier à l’unisson des autres : « Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! » Le Romain a hésité avant de le condamner à mort ; il ne connaît rien à nos lois et d’ailleurs se réjouit lorsqu’on blasphème contre le temple de Dieu. Mais nous, les mendiants professionnels, nous dépendons du temple et du service public. C’est pourquoi ils nous ont rapidement rassemblés à nos postes devant le portique et près des portes pour crier avec les autres. Tu peux me croire, j’ai crié et demandé la grâce de Barabbas. Il était innocent à côté de ce Jésus, il avait seulement tué un Romain.
— Je ne te comprends pas ! m’exclamai-je envahi par la frayeur. Jusqu’où va donc ta méchanceté si tu tires gloire d’une telle action ? Il serait peut-être parvenu à te guérir si tu avais cru en lui ?