Il tourna vers moi les énormes trous de sa face et fit une grimace qui découvrit ses chicots.
— Voudrais-tu prétendre que tu crois être quelque chose ou savoir quelque chose ? Sans doute es-tu un immonde être impur ! gémit-il. Il vaudrait mieux que tu me conduises en tenant le bout de la canne ! Ainsi je ne serais pas obligé de te toucher. Le dieu l’Israël pourrait d’un souffle te réduire en cendres sur ma simple demande ! Que les vers te dévorent vif si tu es un acolyte de ce Jésus !
Il bouillonnait de colère et j’étais enveloppé dans la puanteur de son haleine. Mais il s’était saisi d’un pan de mon manteau de manière à m’empêcher de me libérer brusquement de son emprise.
— Tu es vraiment naïf ! ironisa-t-il en portant ses doigts dans ses orbites creuses. Dieu en personne ne pourrait pas y faire pousser d’autres yeux depuis qu’on me les a arrachés. Je n’aimerais d’ailleurs nullement voir de nouveau ! Qu’est-ce qui vaut la peine d’être vu dans ce monde pour un homme tel que moi ?
J’aurais pu me débarrasser de lui en le frappant, mais ne pus me résoudre à lever la main sur lui.
— Garde ton calme, homme sans péché, on approche de la porte, dis-je. Je te laisserai là afin de ne pas souiller ta pureté !
— Ah ! Si j’étais plus fort ! soupira-t-il, son horrible face tournée vers moi. Je vais te montrer quelque chose, étranger.
Soudain, d’un mouvement inattendu, il me serra la gorge par-derrière avec son bras, tandis qu’il enfonçait son genou pointu dans mes reins tout en cherchant ma bourse de sa main restée libre. À vrai dire, s’il eût été plus vigoureux, il m’aurait pris complètement de court, m’interdisant même tout appel au secours. Mais je n’eus aucun mal, vu l’état dans lequel il était, à détacher son membre répugnant de ma gorge et à sortir sain et sauf de cette ruse de voleur.
— C’était mon conseil, étranger, dit-il en reprenant son souffle. Ne l’oublie pas ! N’écoute donc pas sans réfléchir les prières d’inconnus et ne guide point des mendiants par des chemins isolés. Si j’étais plus solide, je t’aurais maîtrisé d’abord, puis j’aurais sifflé mes compagnons embusqués. À nous tous, nous t’aurions dépouillé de ton argent et, si j’étais méchant, j’aurais enfoncé mes pouces dans tes yeux si bien que tu n’aurais plus eu la possibilité de m’identifier ni de témoigner contre moi ! Voilà ce qui se serait passé exactement ! Et si tu étais romain, je t’aurais proprement tué avec grand plaisir.
— Merci pour l’avertissement ! répliquai-je avec ironie. Mais… comment sais-tu que je ne suis pas romain ?
— Jamais un Romain n’aurait rebroussé chemin pour me conduire comme tu l’as fait ! Tu ne sais pas grand chose de la méchanceté du monde ! Un Romain m’aurait expédié en passant un coup de pied ou de fouet par la figure. On ne peut espérer de ces gens aucune pitié ! La seule chose qui les intéresse, c’est la construction des routes et des aqueducs et l’obéissance aux lois.
Nous étions maintenant devant les châteaux d’eau construits près de la porte.
— As-tu parlé personnellement avec le paralytique ? demandai-je. Éprouve-t-il réellement cette rancœur contre Jésus parce qu’il l’a guéri ?
— Je n’ai pas parlé avec lui, je raconte ce que l’on m’a dit, admit-il. Mais pourquoi n’en a-t-il guéri qu’un seul ? Pourquoi pas nous tous à la fois ? Pourquoi pour l’un la miséricorde, et les ténèbres éternelles pour l’autre ? Reconnais que nous avons nos raisons pour médire de cet homme.
— T’a-t-on raconté également que le roi Jésus a ressuscité trois jours après sa mort ?
Cette question provoqua chez l’infirme un fou rire incoercible.
— C’est une histoire de bonnes femmes ! parvint-il à articuler entre deux accès. Mais toi, un homme fait, tu y crois ?
Il y avait dans son rire autant d’ironie que de sanglots.
— Ses disciples l’ont volé dans le tombeau, tout le monde le sait, poursuivit-il avec assurance, pour tromper le monde jusqu’au dernier moment. Je conviens de l’existence de Dieu, mais ici-bas, il n’y a point d’autres pouvoirs que ceux de l’argent et de la force.
En proie à la colère, il tâtonnait le bord du sentier du bout de son bâton lorsqu’il heurta une pierre qu’il ramassa d’un mouvement vif.
— Tu vois cette pierre ? dit-il en me la mettant sous le nez. Tu crois qu’elle peut devenir du pain ? De même, notre monde ne peut devenir autre. Nous vivons dans un monde de haine, de douleur, de peine, et d’adultère, un monde plein d’avarice et de vengeance. Viendra le jour de la ruine des Romains, certes, mais le Galiléen n’y sera pour rien !
Je me sentis envahi par un étrange courroux et un froid intense se saisit de moi.
— Jésus de Nazareth, murmurai-je, si tu as été et demeures plus que le roi des Juifs, si tu es dans ton royaume et que ton royaume soit encore sur cette terre, change cette pierre en pain et je croirai en toi !
Intrigué par ma prière l’aveugle, sa canne serrée sous le bras, se mit à retourner en tous sens le caillou qui commença à céder sous la pression de ses doigts. Incrédule, il souffla dessus pour en ôter la poussière et l’éleva jusqu’à ses narines pour la renifler. L’air encore plus abasourdi, il en coupa un morceau qu’il porta à sa bouche, qu’il savoura, qu’il mastiqua et qu’enfin il avala.
— Ce n’est pas une pierre, c’est un fromage, lança-t-il comme me reprochant ma stupidité.
Je m’emparai à mon tour d’un bout de l’intérieur du caillou et le goûtai : c’était en effet du fromage ; un paysan sans doute l’avait laissé tomber et, couvert de la poussière du chemin, on ne pouvait à première vue le distinguer des autres pierres.
— Serais-tu magicien ? interrogea l’infirme tout en continuant à manger. As-tu vraiment changé la pierre en fromage au nom du Nazaréen ?
— Pain ou fromage, c’est toujours une nourriture humaine ! répondis-je. Si j’ai eu le pouvoir de transformer la pierre en fromage en invoquant son nom, alors tu devras croire en sa résurrection !
Tandis que je disais cela, le doute s’empara de mon esprit : aurais-je, sans m’en rendre compte, deviné que la pierre ramassée par l’infirme au bord du sentier n’était point une pierre ordinaire ? Cette coïncidence était certes en elle-même fort curieuse, mais il en existe de plus curieuses encore !
L’aveugle, de son côté, démontrait plus d’esprit pratique. Après avoir enfourné avec vélocité le fromage dans le sac que je lui avais donné, comme s’il eût craint de se le voir enlever, il se mit à tâter fébrilement le sentier au moyen de son bâton, et s’agenouilla pour s’emparer de quelques pierres : mais elles avaient beau être rondes comme le fromage, elles n’étaient que pierres et le vieux finit par abandonner sa vaine recherche.
En quittant la vallée du Cédron, nous avions suivi le chemin qui serpente doucement le long des remparts et nous atteignîmes l’ombre épaisse de la cité tandis que derrière nous brillait encore le soleil, teignant de pourpre les flancs de la montagne. Je jetai mes regards autour de moi, redoutant l’apparition de fantômes.
— Jésus-Christ, fils de Dieu, prends en pitié mon manque de foi ! implorai-je à pleine voix.
Une lumière aveuglante tomba sur moi. Tout mon être matériel me devint irréel, tandis que la réalité de mon âme dépassait en vérité la robuste muraille qui s’élevait devant mes yeux. Durant un instant, et comme pendant mon sommeil dans la maison de Lazare, l’immatérialité gagna en présence sur la matérialité de la terre et des pierres réunies. Mais l’aveugle, étranger à ces sensations, me supplia d’une voix chargée d’inquiétude :
— N’invoque point cet homme s’il est vrai qu’il est encore en vie ! Son sang est également retombé sur moi !