Выбрать главу

La lumière disparut aussi subitement qu’elle était apparue. Les yeux éblouis, je fis un geste de la main comme pour retenir à moi l’exquise sensation baignée de douceur que j’achevais d’éprouver. Et de nouveau, je fus écrasé par l’ombre des murailles, plus obscure à présent, et me retrouvai les deux pieds sur terre et les membres lourds comme le plomb. En portant mes regards au-delà de la vallée vers un des hauts sommets encore illuminés de soleil, je songeai qu’une surface polie avait sans doute réfléchi la lumière sur moi, de même qu’un miroir réfléchit un faisceau de rayons lumineux sur une zone obscure.

Mais en dépit de cette explication, demeura en moi la conviction de l’existence de Jésus et de la proximité de son royaume. Et cette conviction ancrée au fond de moi était plus forte que ma raison. Je l’avoue, je voulais croire. Je pensai : « Pourquoi me hâter inutilement ? Pourquoi vouloir tout obtenir tout de suite et dans sa totalité ? »

— Dépêche-toi ! dis-je en prenant l’aveugle par le bras et en pressant le pas. Nous sommes presque arrivés à la porte !

— Où m’amènes-tu par ce chemin en pente ? protesta l’infirme en essayant de se libérer de l’étreinte de mes doigts accrochés à lui. Me conduis-tu par hasard vers le précipice pour me pousser dans l’abîme sous prétexte que j’ai crié qu’on le crucifie ? Tu veux te venger, hein ?

— Je ne sais pas grand-chose de lui, mais je ne crois guère qu’il soit revenu de chez les morts dans le but de se venger. De cela, je suis certain.

Nous arrivâmes à la porte. Les sentinelles qui connaissaient mon compagnon lui crièrent quelques insultes en guise de salut, l’interrogeant sur ses gains de la journée. Il me semble même qu’ils l’auraient fouillé et lui auraient volé son butin n’eût été ma présence protectrice. Ils ne me firent aucune question : le tissu de mon manteau dépourvu de franges et ma tête rasée parlèrent pour moi.

L’aveugle reprit son calme en reconnaissant les voix familières des sentinelles, il s’assura avec sa canne de ce que nous étions bien au but puis, d’une brusque secousse se séparant de moi, il prit ses jambes à son cou : à présent il était en terrain connu ! De chaque côté de la petite place située près de la porte, plusieurs mendiants étaient encore assis, qui levaient les bras en implorant la charité d’une voix monocorde. À l’intérieur de la cité, l’activité de la journée s’apaisait maintenant et déjà l’odeur de pain cuit, d’ail et d’huile frits s’échappait des maisons aux feux allumés pour venir jusqu’à moi.

L’infirme, oui avait couru plus vite que moi, appela ses compères en brandissant son bâton.

— Fils d’Abraham ! criait-il. L’homme derrière moi m’a conduit jusqu’ici, mais c’est un possédé du démon ! Il a changé dans ma propre main une pierre en fromage en invoquant Jésus le crucifié. Ramassez des pierres et lapidez-le ! Il fait partie des disciples du maudit et il nous portera malheur !

Cherchant à quatre pattes sur le sol, il trouva une poignée de crottin qu’il lança dans la direction du son de mes pas et il ajusta si parfaitement son tir que mon manteau en fut tout souillé.

Aussitôt, ses amis se jetèrent sur lui pour l’arrêter tout en me suppliant de lui pardonner.

— As-tu perdu l’esprit en même temps que la vue ? crièrent-ils. C’est un étranger, et un riche ! Comment pourrait-il être disciple du Nazaréen ? Il n’est pas de Galilée, on le voit tout de suite !

Puis gémissant à qui mieux mieux, ils levèrent leurs membres, exhibant leurs plaies et blessures. Je leur distribuai une poignée de monnaies et, ôtant le manteau taché, je le déposai sur les épaules de mon aveugle.

— Tiens, lui dis-je en riant aux éclats, voici le manteau dont le tissu te séduisait si fort lorsque tu l’as tâté. Tu pourras t’abriter du froid si un jour tu ne rencontres personne pour te guider et que tu sois contraint de dormir au bord de la route.

— Ne voyez-vous pas qu’il est possédé ? vociféra l’infirme menaçant ses compagnons de son poing levé. Ma parole ! Si je lui donnais une gifle sur une joue, il me tendrait l’autre ! Il est fou !

Je redoublai de rire à ces mots. Ainsi la doctrine de Jésus de Nazareth n’était point si impossible à mettre en pratique que je l’avais cru tout d’abord ! En répondant à sa méchanceté par de la bienveillance, mon bonheur se trouvait décuplé. Et je fus pénétré de l’idée que je parviendrais à me rendre tout à fait maître de sa malignité par ce seul moyen. Si je l’avais frappé ou remis entre les mains des autorités, alors j’aurais triomphé du mal par le mal.

Les mendiants joignirent servilement leurs rires aux miens.

— Mais non, il n’est pas possédé ! expliquèrent-ils à leur compagnon. Il est ivre, tu n’entends pas ? Il n’y a qu’un homme ivre pour se déposséder ainsi de son manteau et te le donner et un homme ivre seul est capable d’accepter de te conduire ! Et s’il n’était ivre-mort, crois-tu qu’il rirait ainsi aux insultes ?

Ils n’avaient pas tout à fait tort : une ivresse incompréhensible s’était emparée de moi qui me faisait rire aux éclats et égarait ma raison à tel point que, bien que vêtu de ma seule tunique, je ne ressentis nulle honte devant les regards que me jetaient les citadins croisés en chemin.

Certes, de nombreux incidents pouvaient être préparés à l’avance, mais certainement pas celui de ce dur fromage perdu au milieu des pierres rondes et sur lequel le bout de la canne de l’aveugle s’était précisément arrêté.

La femme du marchand syrien frappa dans ses paumes à me voir paraître ainsi les jambes dénudées, tandis que son époux eut un haut-le-corps en imaginant que j’étais probablement tombé entre les mains d’une bande de voleurs. Mais comme je me bornai à rire, montai dans ma chambre chercher de l’argent et l’envoyai m’acheter un nouveau manteau, il se rassura et, à l’instar des loqueteux de la porte, finit par se persuader que sous l’empire de la boisson, j’avais joué et perdu mon vêtement.

Il ne tarda guère à revenir avec son achat. Tout en s’excusant, il me présenta un manteau de très belle laine, bordé de petites franges. Il me certifia que c’était de la fine laine teintée de Judée, il la palpa et la frotta sous mes yeux pour m’en démontrer l’excellente qualité. Il me garantit également avoir marchandé pour l’obtenir au meilleur prix.

— C’est un vêtement juif, ajouta-t-il, mais si j’avais cherché un étranger, il m’aurait fallu me rendre au forum où il m’aurait coûté le triple. Tu peux ôter les franges si tu le désires, bien que rien ne t’y oblige puisque tu laisses pousser ta barbe. Pour ma part, je crains et respecte le dieu d’Israël et il m’arrive d’aller déposer mon obole dans le tronc du parvis intérieur afin que mes affaires marchent toujours bien.

Il me considéra attentivement, un sourire plein de malice au fond de ses yeux noirs, et me rendit le reste de la monnaie en comptant scrupuleusement chaque pièce. Je lui offris un pourboire pour le remercier de ses services, mais il le repoussa d’un geste de la main.

— Ce n’est pas la peine, le boutiquier m’a déjà payé une commission sur cette vente. Tu es bien trop généreux aujourd’hui, tu ne devrais plus sortir. Mieux vaut te coucher, et rester au calme ! Mais en premier lieu, il faut que tu avales la délicieuse soupe qu’a préparée mon épouse ; elle y met tant d’oignons et d’épices que tu peux être sûr d’avoir la tête claire demain en te levant !

Lorsqu’il s’aperçut que je ne gravissais toujours pas les marches, il secoua la tête d’un air soucieux.

— Bon, bon ! s’exclama-t-il. Ce que j’en disais était seulement pour ton bien, mais si tu préfères, je vais envoyer mon fils t’acheter une mesure de vin doux ; mais je t’en prie, ne bois pas davantage, et ne te mets point non plus à aller et venir dans les escaliers toute la nuit ; tu te casserais le cou et finirais en mauvaise compagnie.