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Quand pour tenter de me défendre, je marmonnai que je n’avais pas bu, le Syrien leva les bras en signe d’impuissance.

— Tu as la figure toute rouge et les yeux brillants, s’écria-t-il, mais je vois que tu arriveras à tes fins ! J’enverrai mander une jeune femme qui fréquente les étrangers ; seulement elle ne se présentera point avant la nuit noire pour ne pas se perdre de réputation dans le quartier, essaye de prendre patience jusque-là ! Elle te retiendra au lit et te calmera, ainsi tu cuveras ton vin tranquillement. Naturellement, elle ne sait ni chanter ni jouer d’un instrument, mais c’est une femme saine et pleine de charme, je crois qu’elle n’aura pas besoin de vocaliser pour t’endormir !

Il était si fermement convaincu et si persuadé de savoir exactement ce dont j’avais besoin, que j’eus beaucoup de mal à décliner ses offres. Pour lui faire plaisir, je me couchai néanmoins et il monta en personne pour me couvrir du manteau neuf. Peu de temps après, sa fille m’apporta un plat fumant de soupe épicée et elle resta à me regarder manger, se cachant la bouche avec la main pour étouffer de petits rires. Le breuvage était si fortement assaisonné que j’en avais la gorge en feu ! Toutefois, sa chaleur intensifiait encore mon euphorie à tel point que j’en éprouvais presque des vertiges de plaisir.

La jeune fille remplit la cruche, se retira et dès qu’elle fut partie, je me levai à pas feutrés, prenant garde à ne point faire de bruit, et montai sur la terrasse où je m’installai. Enveloppé dans son manteau, j’écoutai les voix de la cité s’éteindre peu à peu et respirai la fraîcheur nocturne. De temps en temps, une brise suave passait sur mon visage brûlant, et tel était mon bonheur qu’il me semblait que quelqu’un me caressait la joue d’une main pleine de douceur. Certes, j’avais toujours la notion du temps qui passe et du poids qui me lie à la terre, mais pour la première fois de mon existence, je sentais également au fond de moi une force qui m’assurait que la vie n’est pas seulement cendres et illusions, et cette assurance me plongeait dans un silence sans fin.

— Fils de Dieu ressuscité ! priai-je dans l’obscurité de la nuit. Efface de mon cerveau toutes les connaissances stériles ! Accepte-moi dans ton royaume, sois mon guide vers l’unique chemin ! Il se peut que je sois dément, malade, ensorcelé à cause de toi. Je crois que tu es plus que tout ce qui t’a précédé en ce monde.

Complètement transi, je me réveillai tout engourdi lorsque résonnèrent les trompettes du temple. Les sommets s’illuminèrent vers l’Orient mais la cité reposait encore enveloppée dans une brume bleutée et l’étoile du matin brillait comme une lampe suspendue dans les nues. J’avais retrouvé la paix. Grelottant, je serrai plus étroitement mon manteau autour de moi et me dirigeai sur la pointe des pieds vers ma chambre pour regagner ma couche. En vain je tentai de susciter quelque honte en moi pour mes pensées de la nuit. J’avais plutôt l’impression que mon esprit baignait dans une lumière paisible et pourtant mon ivresse s’était maintenant dissipée !

C’est pourquoi j’ai tranquillement laissé pousser ma barbe et n’ai point quitté mon logis, prenant le temps d’écrire sur le papyrus tout ce qui m’est avenu ce jour-là. Lorsque j’aurai terminé de tout transcrire avec le plus d’objectivité possible, j’ai l’intention de retourner à la porte de la Fontaine. À présent, j’ai acquis la certitude que tout ce qui est survenu et tout ce qui arrivera possède un but, et cette certitude me remplit de confiance. Aussi absurdes que soient mes écrits, ils ne me font aucune honte et je ne renie pas un seul mot dessiné dans cette lettre.

Sixième lettre

Marcus te salue, ô Tullia !

Salut à toi, ô mon lointain passé, et vous, brûlantes nuits romaines dont le souvenir me semble désormais appartenir à un autre, salut ! À peine une année nous sépare, ô Tullia, mais une année bien plus longue que toutes celles qui ont précédé. Chaque jour qui passe me donne l’impression de durer un an ; je me suis éloigné de toi et ne suis plus le même, je suis un Marcus différent qu’à présent tu ne comprendrais plus. S’il m’arrive de penser à toi, j’imagine la moue pleine d’ironie qui se dessine sur ta bouche capricieuse en réponse à mes efforts pour t’expliquer ce qui m’est advenu.

Ta vie est meublée de petits événements qui avaient autrefois une signification pour moi aussi : il faut que tu connaisses tout sur la personne qui t’adresse un salut ; lorsque tu te pares pour une soirée, tu choisis toujours avec le plus grand soin les bijoux que tu vas porter en vue, non seulement de plaire à tes amis, mais encore de remplir d’envie les jaloux et de rage ceux qui te détestent ; tu ceins de la soie la plus fine ton corps menu puis cherches à découvrir le reflet de ta silhouette dans le marbre poli des murs, et il peut alors arriver que tu piques avec un poinçon l’esclave qui a frisé sans grâce ta chevelure ; enfin, un sourire plein de langueur aux lèvres, tu lèves ta coupe de vin, tu feins de prêter attention à la lecture du philosophe ou de l’historien, ou bien tu défends avec ardeur la dernière chanson en vogue tout en balançant négligemment ta chaussure retenue au bout de ton orteil, afin que celui qui est étendu près de toi, quel qu’il soit, puisse s’apercevoir de la blanche petitesse de ton pied. Tu es forte et résistante malgré ta minceur et, guidée par ta soif de plaisirs, tu es capable de veiller des nuits entières dans la moiteur de Rome. En compagnie des étrangers, tu manges d’un air détaché et indifférent des langues d’oiseaux, des coquillages ou des fruits de mer comme si manger représentait pour toi une lourde obligation ! Mais, plus tard, lorsqu’à la mi-nuit tu sors épuisée des bras de ton amant, tu dévores à belles dents un morceau de viande saignante afin de reprendre force pour les jeux de l’amour.

Telle est l’image que j’ai de toi, ô Tullia, mais je ne te vois point vivante, plutôt comme dans un miroir, ou reflétée dans une pierre polie couleur de nuit, et ton ombre ne me martyrise plus comme à Alexandrie lorsque je cherchais désespérément à t’oublier. À présent, mon esprit est tout entier préoccupé d’autre chose, même si je n’ai rien fait pour cela. Tu ne me reconnaîtrais guère si tu me voyais, ô Tullia, et peut-être que je ne te reconnaîtrais pas moi non plus.

C’est la raison pour laquelle je pense que j’écris pour moi seul plutôt qu’à ton intention. J’écris pour scruter l’intérieur de moi-même, pour parvenir à déchiffrer le sens de tout ce qui m’est arrivé ; c’est mon professeur de Rhodes qui me recommandait de noter ainsi ce dont mes yeux étaient les témoins et les propos que j’avais l’occasion d’entendre. L’écriture n’est plus pour moi un passe-temps ou un remède à la mélancolie et tu n’es plus à mes côtés lorsque je trace les signes ; tu t’éloignes chaque jour davantage et je n’en éprouve nul désespoir, ô Tullia, sais-je même si j’y perds quelque chose ?

Peu m’importe également de savoir si tu me liras un jour. Je te salue, toutefois, car je ne laisse point d’être convaincu que tu as été mon seul ami véritable, si adonnée au plaisir et à la passion que tu fusses. Tu connais mieux que moi la marche de ce monde et c’est à ton génie d’organisatrice que je dois l’infâme testament qui a fait de moi un homme riche, me permettant de vivre à ma guise, libre de toute contrainte et compromission. Tu es intelligente, cruelle et possèdes une grande soif de puissance qui sans doute s’est encore accrue depuis un an. Je suis persuadé, en outre, que si je te disais en face toutes ces vérités, tu n’en éprouverais nulle gêne, bien au contraire ! Tu les prendrais comme le plus beau compliment que l’on puisse t’adresser ! Nul ne connaît mieux que toi-même le pouvoir de tes regards, de ta bouche, de ton cou et de ton corps. Mais quant à moi, j’ai cessé d’en être l’esclave, je suis trop attaché désormais à quelque chose qui t’est complètement étranger.