Выбрать главу

— Exactement ! se moqua Thomas. Ils sont tous aussi stupides que Nathanaël et l’autre, sans parler de Marie ! Moi, je n’étais pas là et ne crois pas en ces visions. Je n’en croirai rien tant que je n’aurai pas vu les traces des clous dans ses mains et que je n’aurai pas mis mon doigt dans ses plaies. Non ! Je ne croirai pas ! C’est mon dernier mot, sinon que je meure à l’instant !

Ses paroles, son scepticisme firent tant de peine à Jean qu’il détourna la tête. Mais il n’ouvrit pas la bouche. J’eus l’impression que les doutes de Thomas avaient tiédi la foi de ceux qui avaient été témoins des prodiges et commençaient à les faire vaciller dans leur croyance.

Une joie étrange s’empara de moi, qui me poussa à affirmer avec une force inattendue :

— Je n’ai nul besoin de voir pour croire ! Sans voir, j’admets qu’il a ressuscité des morts et qu’il est encore sur la terre. Je ne sais pour quelle raison, mais j’attends. En ces jours que nous vivons, des événements se sont produits, et se produiront sans doute encore, qui autrefois paraissaient impossibles.

— Tu n’es même pas un fils d’Israël, objecta Thomas avec dédain. Mais je remarque toutefois que tu as fait coudre aux bords de ton manteau les franges d’un prosélyte. À vrai dire, je ne vois guère la raison pour laquelle tu nous espionnes avec tant d’insistance si je me doute de tes intentions : ne crois pas que j’ignore que tu as été l’hôte du gouverneur à la tour Antonia ; tu voudrais nous voir tomber dans ton piège et nous faire parler, ainsi pourrait-on nous clouer sur la croix nous aussi ou nous lapider devant les murailles !

Tordant ses gros doigts noueux, il poursuivit tout en jetant des regards inquiets autour de lui :

— As-tu déjà assisté à la lapidation d’un homme ? Moi, oui ! Et je n’ai nulle envie d’en faire l’expérience sur ma propre peau, surtout pas à présent qu’il est mort, dans son tombeau ou ailleurs !

— Pourquoi restes-tu ici à Jérusalem ? lui demandai-je du même ton acerbe. Va-t’en une bonne fois pour toutes s’il en est ainsi ! Retourne chez toi, reprends ton travail et cesse de rouspéter ! Qu’attends-tu à la fin ?

Il baissa les yeux comme un homme habitué dès longtemps à courber l’échine quand il entend une voix autoritaire.

— Je ne puis partir tout seul ! se défendit-il en tripotant son manteau. Si tu veux mon avis, nous perdons notre temps en restant ici ! Il serait mille fois plus prudent d’aller faire un séjour dans le désert pour retourner ensuite chacun chez soi. Mais nous avons beau en discuter sans cesse, tout reste aussi difficile à déchiffrer : nous nous disputons, nous hésitons et nous n’arrivons jamais à nous mettre d’accord.

Jean posa sur lui ses yeux clairs comme l’onde pure.

— Tu n’as plus de foyer à présent que tu as été choisi ! Tu as abandonné tes outils de travail pour le suivre et souviens-toi qu’il a dit : « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au royaume. » Nous tous tant que nous sommes, ô Thomas, nous ne pouvons plus revenir à notre ancienne vie !

— Comment était son royaume ? demandai-je avec impatience.

Mais Thomas secoua la tête avec mépris pour dire :

— Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est point comme nous nous l’étions imaginé !

Manifestement en proie à une rage impuissante, il frappa une nouvelle fois la paume de sa main de son poing fermé.

— N’étais-je pas, moi aussi, prêt à troquer mon manteau pour un glaive ? s’exclama-t-il. Et n’ai-je pas aussi voulu mourir avec lui et pour lui ? Que Dieu aie pitié de nous ! Lui, le fils de l’Homme, qui avait le pouvoir et la force d’agir comme bon lui semblait ici-bas, s’est laissé offrir en sacrifice tel un doux agneau et nous a abandonnés dans la disgrâce. Nous ne savons plus à présent que croire ni vers où diriger nos pas.

Puis il ajouta :

— Lorsqu’un homme est lapidé, le sang jaillit de sa bouche, de la morve mêlée au sang coule de ses narines, il hurle, il pleure, ses excréments s’échappent de lui et souillent ses vêtements avant qu’il ne rende le dernier soupir. Pourquoi devons-nous être exposés à semblable destinée quand il n’est plus parmi nous ?

Jean lui toucha doucement l’épaule.

— Nous avons tous été très faibles au moment de la vérité, dit-il d’une voix ferme, mais souviens-toi qu’il a promis de nous envoyer un défenseur.

Thomas le repoussa brutalement comme si le jeune homme eût révélé quelque secret et s’empressa de parler pour en détourner son esprit.

— Quel bavard tu fais, Jean ! On voit bien que tu ignores tout des cruautés de l’existence. Fils préféré de ton père, tu commandais en compagnie de ton frère à des hommes faits ; moi, j’ai suivi Jésus lorsqu’il m’a appelé, au nom de tous ceux qui vivent ployés sous le fardeau de leurs charges ; et je n’arrive pas à comprendre quelle sorte de joie devrait apporter aux opprimés cette mort dénuée de sens. Je sais seulement qu’elle a fait de lui et de nous la risée du Sanhédrin et des Romains.

Pour ma part, je n’oubliai point les paroles de Jean.

— Qu’as-tu dit au sujet d’un défenseur ? lui demandai-je donc en me tournant vers lui.

Jean me regarda en toute franchise.

— Je ne comprends point à ce jour et ne sais vraiment pas ce que cela signifie, mais j’ai foi en sa promesse. Comme tu l’espères toi-même, il va arriver quelque chose et c’est pourquoi nous demeurons à Jérusalem.

Les deux disciples de Jésus se jetèrent un long regard et leurs visages étaient aussi différents qu’il est possible de l’être aux visages de deux hommes. Pourtant, il y avait en eux quelque chose de commun, une ressemblance les unissait malgré les mots remplis d’amertume de Thomas et, tandis qu’ils gardaient le silence, je me sentis irrévocablement rejeté en dehors de leur union. Les paroles de Marie de Magdala au sujet de ces messagers élus me revinrent à l’esprit et j’en compris alors le sens. J’aurais pu reconnaître, me sembla-t-il, ces deux visages entre mille tant ils se distinguaient des autres et j’eus dès lors la certitude d’être en mesure de reconnaître également les disciples qui, se défiant de moi, avaient refusé de me recevoir.

Devant leur silence, je me rendis compte que malgré la bonne volonté de Jean je restais pour eux un étranger et le désespoir envahit mon cœur.

— Je n’ai aucune mauvaise intention à votre égard, dis-je. Je ne suis ni Juif ni circoncis et ne désire point me convertir. Mais l’on m’a dit qu’il prenait également en pitié les Samaritains pourtant méprisés des fils d’Israël, et l’on m’a raconté qu’il a guéri même le serviteur du centurion de Galilée parce que le Romain avait foi en son pouvoir. Moi aussi, je crois en son pouvoir et en sa force et je suis pénétré de l’idée qu’il vit encore et reviendra parmi nous. Si cela arrive, je vous en supplie, ne m’abandonnez pas dans les ténèbres. Je vous jure que je ne lui ferai aucun mal ! Comment d’ailleurs un homme pourrait-il nuire à celui qui, après être ressuscité des morts et sorti de son sépulcre, va et vient à travers les portes fermées ? Et je ne vous ferai aucun mal non plus, au contraire, je vous aiderai si je le puis. J’habite dans la maison du mercier syrien Carantès, près du palais des Asmonéens ; je suis riche et mettrai ma fortune à votre disposition si cela est nécessaire.

— Démontre-le nous ! répondit Thomas en allongeant sa grande main rugueuse.

— Nous n’avons aucun besoin de cette aide, interrompit Jean, du moins pour l’instant. Ma famille a du bien et Matthieu possède quelque argent ; d’autre part, de riches protecteurs de Jésus nous ont entretenus lorsque nous marchions par les chemins, sinon nous n’aurions pu le suivre. En vérité, ce n’est ni de pain ni de vêtements que nous avons besoin, mais de ce que lui seul peut nous donner. S’il revient encore, je penserai à toi, mais nous ne pouvons pas révéler à un étranger les secrets qu’il nous a confiés.