— Où peut-on le voir ? m’empressai-je de demander.
— Il s’appelle Simon de Cyrènes et on te renseignera certainement à son sujet à la synagogue des affranchis.
— Quelle est cette synagogue ?
— D’anciens affranchis de Rome l’ont fondée lorsqu’ils sont revenus à Jérusalem après avoir fait fortune ; les immigrés d’Alexandrie et de Cyrènes la fréquentent également. Ils sont tous si peu hébreux que c’est à peine s’ils comprennent la langue de leurs pères et les livres saints y sont lus en grec. C’est une synagogue riche où règne un esprit de tolérance et qui n’impose point de trop lourdes obligations à ses fidèles. Je pense que si tu allais écouter les Écritures en grec le samedi, tu recevrais un bon accueil.
— Je te rends grâces, ô Marc, répondis-je, heureux du conseil. Les disciples m’ont laissé au-dehors et je dois chercher le chemin par mes propres moyens. Peut-être ce Simon partage-t-il ma quête. À deux, on a plus de chances de trouver. La paix soit avec toi.
— La paix avec toi également, ô toi qui es l’ami du gouverneur ! répliqua le jeune homme. Si l’on t’interroge, tu pourras en connaissance de cause soutenir que l’on ne trame nulle conjuration dangereuse !
— Je suis mon seul et unique ami et je n’en ai point d’autre, rétorquai-je, blessé de ce que cet enfant me soupçonnât de transmettre mes renseignements aux autorités romaines. Et j’ajoutai : « Si on me le demandait, j’affirmerais en toute sécurité que les deux disciples que j’ai vus ne sont point des incendiaires et n’ont aucune velléité de troubler l’ordre public. Je ne pense guère cependant que qui que ce soit vienne me poser des questions, Ponce Pilate n’a qu’un désir : oublier cette affaire le plus vite possible ! »
— La paix soit avec toi, dit Marc une nouvelle fois et nous nous séparâmes.
Cette nuit prit fin sans autre aventure.
Je n’eus point à me rendre à la synagogue des affranchis pour trouver la trace de Simon de Cyrènes car j’interrogeai à ce sujet le syrien Carantès, mon propriétaire.
— Point n’est la peine de te déranger, répondit-il aussitôt. Attends quelques instants et je te rapporterai tout ce qui peut t’intéresser sur cet homme.
Il disparut sur ces mots en confiant son éventaire à la garde de son fils. J’eus à peine le temps de boire une gorgée, assis sur le seuil, qu’il était déjà de retour.
— Ce Simon a fait d’abord fortune à Cyrènes puis à Jérusalem où il s’est installé il y a quelques années ; il a fait l’acquisition de nombreuses terres, de vignes et d’oliveraies près de la cité et possède en outre des intérêts dans diverses villes de Judée. Il vit à la mode hellénique et l’on dit même qu’il va au théâtre et aux thermes du gymnasium bien qu’il porte une barbe ; il n’est pas considéré comme un Juif orthodoxe et certains prétendent qu’il n’est point circoncis, mais il est bien trop riche pour que quiconque se mêle de le vérifier ! En tout cas, il respecte la loi et le sabbat. On raconte que les Romains l’ont réquisitionné au milieu de la foule pour porter la croix de l’agitateur crucifié il y a quelques jours, et que cette honte l’a affecté au point qu’il s’est depuis enfermé chez lui et refuse de parler à qui que ce soit.
Puis il m’expliqua avec force détails l’emplacement de la maison de Simon de Cyrènes.
— Mais que veux-tu de cet homme ? interrogea-t-il, une lueur astucieuse dans les yeux. Aurais-tu par hasard dans l’idée de placer une partie de ton argent dans l’achat de terres ou de te lancer dans une affaire de prêts ? Si telle était ton intention, je connais de nombreuses personnes convenant bien davantage que ce Simon de Cyrènes que je ne te recommande guère. Sais-tu ce que l’on dit ? Il ramasse lui-même le petit bois sec qu’il ramène chez lui sous son manteau et il ne mange que du pain et des légumes !
Ces divers renseignements, qui me parurent contradictoires, aiguisèrent mon envie de connaître le personnage. Mais le Syrien finit par m’importuner avec ses questions, bien que je ne mis point en doute ses bonnes intentions.
— Je désire le rencontrer, dus-je admettre à contrecœur, précisément pour son aventure car je veux l’interroger au sujet de Jésus de Nazareth, le roi des Juifs qu’il a aidé à porter sa croix.
Carantès, affolé, agrippa fébrilement mon manteau.
— Ne parle pas de ces choses à voix haute ! m’avertit-il.
— Tu t’es bien comporté à mon égard et je n’ai rien à te cacher, repris-je. J’ai des raisons de croire que le roi des Juifs crucifié était un homme hors du commun tel qu’il n’y en eut jamais jusqu’à ce jour, et qu’il était fils de Dieu. Je suis absolument convaincu qu’il a ressuscité des morts le troisième jour et qu’il est encore en vie bien qu’il fût mort et enseveli. C’est la raison pour laquelle je veux en apprendre autant que faire se peut et donc tout ce que peut m’en révéler ce Simon de Cyrènes.
Le désespoir était peint sur le visage de Carantès.
— Ô malheureux ! s’écria-t-il au bord des larmes. Quelle disgrâce ai-je amené sur ma maison et mon négoce en acceptant de te loger dans ma chambre d’hôtes ! Si tu n’étais point un ami du centurion Adénabar, j’aurais tôt fait de rassembler tes affaires et de te jeter dehors ! On ne parle de ces choses qu’à voix basse et entre quatre murs, mais pas dans la rue devant la porte, au vu et au su de tout le monde ! D’ailleurs, il ne convient pas d’ajouter foi à des contes de malades ni de croire à ces sornettes de bonnes femmes. Naturellement, je suis au fait de ce dont tu parles, les rumeurs courent vite, crois-moi ! Mais tu ne dois point te mêler de ces histoires si tu ne veux pas être lapidé par les Juifs ! Ne te suffit-il pas de mener une petite vie tranquille dans ma maison, avec un lit douillet et la nourriture appétissante que te mijote mon épouse ? Tu pourrais perdre au jeu jusqu’à ta tunique ou commettre l’adultère à la mode de Babylone ou de la Grèce antique que je te le pardonnerais, car tu es un homme de bien et jeune encore. Mais ne t’occupe pas des sorcelleries juives ni d’affaires qui touchent leur dieu ! Ce chemin te mènera à ta perte et tu attireras le malheur sur nos têtes ; tu en perdras la raison comme la plupart de ceux qui ont étudié la magie et tenté de comprendre leur religion.
Sa sincérité et le souci réel qu’il manifestait à mon endroit me parurent si vifs que, bien qu’il fût Syrien, je me sentis contraint de lui ouvrir mon cœur.
— Je ne prétends intervenir en aucune façon dans les affaires politiques de ce pays ! Je me contente de chercher mon propre chemin. Je ne suis pas très vieux encore, mais j’ai fait maintes expériences fort diverses, la philosophie ne m’a point satisfait ni la jouissance donné la paix. À l’instar de nombreux oisifs fortunés, je me suis initié à toutes sortes de cérémonies secrètes qui ne m’ont guère procuré un plaisir différent de celui que l’on peut éprouver au théâtre lorsque l’on participe au jeu. Une angoisse parfois étreint mon âme, qui emplit mes yeux de larmes et oppresse mes entrailles. Voilà pourquoi je recherche la voie que Jésus de Nazareth a désignée malgré les ténèbres dans lesquelles encore je me débats.
— Marcus, dit Carantès en lançant un profond soupir, ô mon ami Marcus ! Permets-moi de t’appeler mon ami toi qui, bien que citoyen romain civilisé, ne nous as point traités ni moi ni ma famille avec dédain comme un hôte plein d’orgueil ; je t’ai vu adresser un sourire dépourvu de mépris à mon épouse et à mon fils et tu me parles toujours comme à un égal. Tout le monde éprouve la même chose, cette angoisse et cette incertitude devant l’existence ! – ce qui ne laisse pas d’être surprenant puisque Rome apportant la paix universelle, nul honnête homme ne devrait craindre quoi que ce fût, hors les collecteurs d’impôts et les aléas de la politique. Si tu étais marié avec à ta charge une épouse et des enfants, tu aurais sans nul doute bien d’autres idées en tête !