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En proie au désespoir, il agitait ses mains, cherchant les mots pour exprimer plus clairement sa pensée.

— Ici, nous sommes dans la cité du dieu des Juifs, expliqua-t-il. J’ai un profond respect pour lui et lui porte des offrandes comme je te l’ai dit, mais il ne me vient point à l’idée de me pencher sur sa complexité et son mystère ! Qu’y pourrais-je gagner sinon de violents maux de tête ? Il est interdit aux étrangers qui demeurent à l’intérieur des remparts de la ville de posséder une idole, si petite soit-elle, et les Romains eux-mêmes ne peuvent vénérer leur empereur. Il arrive parfois que la police effectue des contrôles dans les foyers des petites gens où ils détruisent les images et perçoivent l’amende sans pitié. Crois-moi, un étranger qui vit ici n’a aucune autre possibilité que celle de se mettre bien humblement sous la protection du dieu d’Israël, dieu terrible et plein de courroux à ce que l’on dit. Ainsi donc, ô Marcus, ne t’immisce pas dans ses affaires, cela vaudra mieux pour toi.

Il poursuivit encore :

— Je crois que tu n’as pas tout à fait compris que pour les fils d’Israël la religion est politique et la politique religion ; rien de ce qu’ils font n’est vraiment séparé de leur croyance et leur dieu les observe jusque dans leurs lieux d’aisance pour surveiller s’ils se comportent là aussi selon la loi. On a donc intérêt à se maintenir bouche cousue en dehors de tout cela.

— Je suis citoyen romain, assurai-je, et nul n’a le pouvoir de me nuire ici. Je n’appartiens pas à la juridiction des Juifs et si j’étais accusé de quelque faute touchant leur religion, le proconsul lui-même n’oserait intervenir et ils se verraient contraints de m’envoyer à Rome où seul l’empereur peut être mon juge.

— Mais ne dit-on point qu’il ne réside plus à Rome mais dans une île éloignée ? opposa Carantès en toute naïveté. N’est-ce pas un autre qui gouverne à sa place, un homme cruel et cupide que l’on ne gagne à soi que par des présents ?

Ce fut mon tour de serrer le bras du Syrien et de lui bâillonner la bouche de ma main tout en jetant des regards horrifiés alentour pour m’assurer que personne ne l’avait entendu.

— Si tu avais prononcé ces paroles à Rome, lui dis-je en guise d’avertissement, on t’aurait tranché le cou ! Et ne fais point allusion à cet homme à voix haute : il a des yeux et des oreilles jusqu’au bout de la terre.

Carantès, très calmement, ôta ma main de sa bouche.

— Nous y voici ! dit-il. À Rome à la mode romaine, à Jérusalem à la mode hébraïque : ici, le nom du crucifié que tu as crié est aussi dangereux que celui de l’autre à Rome.

Il hésita un instant, puis inspecta du regard les environs ; j’étais encore assis sur le pas de la porte et il s’accroupit à côté de moi pour me parler à l’oreille.

— Les rumeurs sont ce qu’elles sont, susurra-t-il. Mais nous, les étrangers sans importance, nous avons pris conscience, à la faveur des derniers événements, de l’énormité de la disgrâce que nous a évitée l’intervention du Sanhédrin : parce que la veille de la Pâques, nous étions tous sans le savoir au bord d’un volcan ! Le peuple avait déjà acclamé cet homme comme roi et fils de David, et l’on dit qu’une congrégation du désert lui avait offert son secret appui, sans compter tous ceux qui se désignent sous le nom des doux de la terre ! Le bruit court qu’il devait donner le signal du soulèvement en incendiant le temple pendant les fêtes. Il voulait renverser le Sanhédrin pour gouverner avec le populaire. Tu peux imaginer quelle belle occasion auraient trouvée là les Romains pour intervenir ! Le procurateur avait lancé l’alarme dans toutes les garnisons et lui-même ne s’est pas risqué à s’isoler dans le palais d’Hérode, comme à l’accoutumée, mais s’est installé dans le fort même d’Antonia. Toutefois, à la mort de leur chef, les rebelles se sont littéralement volatilisés !

— Je ne te crois pas ! rétorquai-je. Son royaume n’était pas de ce monde, cela ressort à l’évidence de tout ce que j’ai entendu dire.

— Les rumeurs ne sont que des rumeurs ! admit Carantès sur un ton conciliant. Mais pour être si tenaces, elles doivent bien avoir quelque fondement ! Il n’y a pas de fumée sans feu, qu’en penses-tu ?

— Je suis convaincu que le Sanhédrin, avec les prêtres et les scribes, propagent eux-mêmes ces bruits pour justifier plus tard le fourbe assassinat dont ils se sont rendus coupables, rétorquai-je avec conviction. Jésus n’était point comme ils prétendent, il conseillait d’offrir son autre joue à l’ennemi, il interdisait de répondre au mal par le mal, et je crois que c’est la seule manière d’échapper à la haine génératrice de vengeance.

— Alors tout est de sa faute ! contesta Carantès. Quiconque vit ici sur notre terre, agissant et propageant des doctrines, doit se soumettre aux lois de cette terre. Il est possible que l’on se soit servi de lui pour parvenir à des fins différentes des siennes, je veux bien l’admettre étant donné que l’on n’a raconté au sujet de l’homme lui-même que de bonnes choses. Mais le Conseil des Hébreux n’avait pas d’autre ressource que celle de suivre une politique raisonnable eu égard aux faits : il n’est point licite de guérir des malades ou de ressusciter des morts dans le but de pervertir le peuple et il ne convient pas non plus de se proclamer fils de Dieu ! Que je sache, leur dieu n’a point de fils et ne peut en avoir, il diffère justement des autres sur ce point ! De tels agissements entraînent obligatoirement des désordres politiques et lorsque arrive la révolte, ce n’est jamais le plus serein qui s’empare des rênes mais le plus fanatique. Tu peux être convaincu que tu aurais trouvé mon échoppe en flammes et ma fille la tête en sang, écartelée au milieu du ruisseau, dès le début des troubles, avant que j’aie eu le temps de me déclarer l’adepte du nouveau roi.

Je réfléchis sur ces avertissements et pensai également à tout ce que j’avais appris et vécu.

— Il me semble que sa révolution se fait au-dedans de l’homme et non à l’extérieur, pensai-je tout haut. C’est en cela qu’elle diffère de toutes les autres et je me demande de quelle manière elle se présentera.

— Ah ! On voit bien que tu n’es point chargé de famille ! s’exclama mon hôte en levant les mains pour marquer son abandon. Fais ce que bon te semblera, mais ne viens pas te plaindre ensuite de n’avoir point été averti.

Je me rendis donc chez Simon de Cyrènes.

Un seul trait distinguait sa maison des autres constructions de la cité : située dans une étroite ruelle, sa porte était close en plein jour. Je dus frapper durant un certain temps avant qu’une servante ne se déplaçât. Elle maintint la porte entrouverte tout en se couvrant la tête à la hâte lorsqu’elle m’aperçut.

Je la saluai et demandai à voir son maître.

— Mon maître est souffrant, répondit-elle. Il est enfermé dans une chambre obscure et ne veut recevoir personne.

Je lui fis part de mon nom ainsi que de celui de mon banquier Aristhènes.

— Ton maître consentira certainement à me voir, finis-je par dire, car je viens l’entretenir de l’affaire qui le préoccupe.

La servante m’introduisit à l’intérieur et courut prévenir son maître. Je remarquai que derrière la façade en ruine la maison, récemment construite, était de style grec. Une partie du plafond de la grande entrée s’ouvrait sur le ciel et un bassin était creusé en dessous pour recueillir l’eau de pluie. Une mosaïque recouvrait le sol, représentant des fleurs, des poissons et des oiseaux, en dépit de la loi locale interdisant les images. Comme il sied chez toute personne civilisée, des objets en bronze et des vases grecs décoraient le vestibule dans toute sa longueur.