J’attendais depuis peu lorsque apparut un esclave grec vêtu d’un manteau de lin aux plis élégants qui tenait dans sa main un rouleau de papyrus. Il avait les cheveux blancs et les yeux fatigués et rougis des hommes accoutumés à lire sous un mauvais éclairage.
Il me salua, puis me pria de prendre un siège et d’attendre.
— Qu’es-tu en train de lire ? l’interrogeai-je.
Il dissimula aussitôt le rouleau derrière son dos.
— C’est une des œuvres d’un prophète juif, répondit-il. Je suis le précepteur d’Alexandre et de Rufus, les fils de la maison. Mon maître quant à lui est un homme simple qui ne goûte guère la poésie.
— Laisse-moi deviner le titre de ton livre, proposai-je en souriant. Je l’ai lu à Alexandrie et l’on m’en a récité des morceaux par cœur récemment. N’est-ce point du prophète Isaïe ?
L’esclave jeta un regard perplexe sur le rouleau serré dans sa main.
— Es-tu devin ou mage que tu connaisses le sujet de la lecture que je faisais à mon maître ?
— Je ne suis rien de tout cela, mais je connais un peu d’astronomie grâce à mon père adoptif Manilius. As-tu entendu parler de son œuvre intitulée Astronomica ?
— Non ! répondit l’esclave, mais je sais bien que les Romains ont toujours tout copié sur les Grecs, ils traduisent les choses en latin et font ensuite passer leurs œuvres pour des œuvres originales.
Cet esclave chenu était manifestement fort pointilleux sur la question de sa dignité !
— Quelle est ton opinion au sujet du prophète juif ?
— Je suis grec et le mystère hébreu m’ennuie car il fait intervenir une puissance invisible. Je lis pour mon maître une suite de mots dont mon esprit se détache rapidement pour voguer à sa guise. On a déjà démontré que la tortue gagne le lièvre à la course : esclave depuis ma naissance, j’ai accepté le rôle de la tortue et je ne tente point, à l’instar des Juifs, de dépasser Homère ou Ésope.
C’est alors que Simon de Cyrènes pénétra dans la pièce et je le regardai approcher : son manteau enfilé à la hâte était troué et d’une couleur sombre indéfinissable, mais il portait une barbe bien entretenue ; d’âge moyen, il était grand et robuste et son visage, tanné par le soleil, avait acquis une teinte très foncée ; ses larges mains noueuses trahissaient l’homme habitué à travailler dans les champs.
Il prit place sur le siège couvert d’un coussin pourpre comme il convient à la dignité du maître de maison et intima d’un geste impatient à son esclave l’ordre de se retirer.
— Qu’est-ce qui t’amène ici, Romain ? me demanda-t-il brusquement sans me saluer. Que me veux-tu ?
Avant de parler, je jetai un regard autour de nous afin de m’assurer que nul ne nous écoutait.
— On m’a dit que tu étais abîmé dans le souvenir de Jésus de Nazareth, dis-je avec franchise et sans détour. On m’a dit également que tu avais cherché à rencontrer ses disciples et que ces derniers ne t’ont point reçu. La nuit dernière, durant la première veille, j’ai vu deux d’entre eux mais ils ont refusé de m’aider. Je suis, moi aussi, à la recherche du chemin, aide-moi, toi, si tu le peux !
La tête inclinée de façon insolite, Simon m’observa par-dessous ses sourcils hirsutes.
— Je ne suis à la recherche de rien, moi ! répliqua-t-il. Qui peut bien t’avoir raconté pareille baliverne ? Il y a longtemps que j’ai trouvé ma voie et j’en suis parfaitement satisfait !
Je l’examinai attentivement et me rendis compte soudain que sa manière d’incliner la tête ainsi que son regard, à la fois craintif et méfiant, dénonçaient un ancien esclave ; je baissai machinalement les yeux vers sa cheville y cherchant la trace indélébile des fers, mais Simon, qui avait suivi mon regard, dissimula rapidement ses pieds sous le siège de marbre.
— Tu as une bonne vue ! reconnut-il avec humeur, puis il frappa sur un plat de métal avec un petit marteau. Je suis en effet un ancien esclave et l’on m’a délivré mes tablettes d’affranchi il y a dix ans. Je me suis enrichi dans le commerce des céréales à Cyrènes avant de venir m’installer dans cette cité de Jérusalem dont le père de mon grand-père était originaire. J’ai deux fils et il me déplairait de les voir, en raison de mon origine, en butte aux moqueries des gens. Mais il est vrai que je suis né esclave, ainsi que mon père et mon grand-père, et je crois que cela marque à jamais un homme même si les autres n’y prennent pas garde ici. Comme tu peux le constater, je mène la vie d’un homme civilisé : j’ai ma place à la synagogue et au théâtre, je paie un précepteur grec pour l’éducation de mes fils et j’escompte même obtenir pour eux la nationalité.
Un serviteur apporta un plateau d’argent et, prenant une cruche délicatement ornée, versa un vin sombre dans une coupe d’or qu’il m’offrit. Des gâteaux au miel voisinaient sur le plateau avec un pain d’orge noir. Simon de Cyrènes se saisit d’une coupe en terre que le serviteur remplit d’eau, puis il coupa un morceau de pain qu’il se mit à mâcher après en avoir soufflé la cendre, entrecoupant sa mastication de larges gorgées d’eau. Cette façon d’agir ne laissa point de me surprendre.
— Sais-tu si je ne suis point las, moi aussi, des pâtisseries ? Laisse-moi goûter de ton pain, lui dis-je. Ton vin est excellent certes, mais je me serais contenté de boire de ton eau qui me paraît une eau porteuse de vie.
— Je la fais venir d’une source éloignée, m’expliqua-t-il. Je rêvais de cela lorsque j’étais enfant et que je travaillais dans les champs de blé sous le soleil d’Afrique ; et je rêvais aussi d’un pain d’orge et de son, de petits pois et d’avoine. Lorsque je suis devenu riche, pendant une certaine période j’ai bu du vin puis je me suis aperçu que je ne l’appréciais guère ; on me servait également des pâtisseries dégoulinantes de miel, des gazelles grillées et des sauces piquantes, jusqu’au jour où je me suis rendu compte que je savourais avec plus de plaisir le pain accompagné de légumes frais, garants en outre de ma santé. J’ai connu maintes vicissitudes dans mon existence, Romain, et j’ai vu plus de choses que tu ne crois.
Son ton n’était point d’un homme rempli d’amertume, il énonçait simplement les faits dans leur réalité.
— J’ai mis du temps à admettre que j’étais libre pour de bon et que je pouvais faire réellement ce qui me plaisait. Je repose toujours sur ma dure couche d’esclave, car les lits moelleux me font mal au dos. Je n’ignore point que l’on se moque de moi parce que je ramasse des branches de bois sec dans mon manteau en revenant d’inspecter mes terres ou de payer leurs salaires aux journaliers, on rit de me voir retourner chez moi le dos chargé de fagots ; je ne critique point les autres sur leur manière de dépenser leur argent, mais je n’éprouve nul plaisir dans le gaspillage. Lorsque j’étais encore un petit enfant, on m’a fouetté jusqu’au sang parce que j’avais ramassé des bouses séchées et des chardons pour permettre à ma mère d’allumer un maigre feu sous sa marmite en terre. Alors, à présent, je suis heureux de pouvoir glaner du vrai bois sur des terres qui m’appartiennent et de l’apporter ensuite dans ma propre maison.
Il ajouta encore :
— Peut-être suis-je un patron sévère, car je ne tolère point la paresse chez ceux qui travaillent pour moi ; mais je n’ai jamais empêché l’ouvrier occupé à cueillir les olives de descendre de l’arbre afin d’accomplir ses prières de la neuvième heure. J’aime par-dessus toutes choses fouler le sol de mes propriétés, retrousser mes manches et mettre moi-même la main à la pâte.