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Mes propos blessèrent Simon dans son amour-propre, beaucoup plus chatouilleux chez les affranchis que chez tout autre. Il cogna violemment contre le bras de son siège le pot en terre plein d’eau qu’il tenait, m’éclaboussant jusqu’aux yeux.

— Va au diable, Romain ! vitupéra-t-il. Tu peux jeter ton anneau dans les latrines, peu me chaut, et je crache sur toute ta philosophie. La philosophie est le vain passe-temps des désœuvrés, mais nul n’est jamais parvenu à faire pousser un seul épi de blé grâce à elle ! Et même cette curiosité qui t’anime n’est rien d’autre qu’une envie d’oisif à la recherche de sujets inédits pour briller en société. Tu n’es qu’un imposteur. Avec ta barbe mal rasée et les franges cousues à ton manteau, tu ressembles à un comédien qui brigue coûte que coûte un nouveau rôle parce qu’il a raté tous les autres.

Je lui aurais envoyé mon verre en pleine face quelques jours auparavant, je l’aurais insulté, traité de misérable affranchi puis, fou de rage, serais sorti de chez lui avec fracas. Mais ses reproches cinglants dissipèrent mon ivresse, je gardai le silence pour méditer sur ses paroles. Je me demandai si cet homme était dans le vrai lorsqu’il me jugeait de cette façon. Une authentique soif de connaître m’a poussé sur ce nouveau chemin. Au fur et à mesure que je le découvre, je comprends de plus en plus clairement que tout cela fait également partie de moi et que je me transforme peu à peu tout en avançant.

— Pardonnez-moi d’être prétentieux, car en vérité nous sommes tous les deux égaux en l’occurrence ! murmurai-je.

C’était moi, un citoyen romain, qui m’abaissais ainsi à implorer le pardon d’un affranchi sans éducation !

— On raconte que le Nazaréen lui-même, au cours de la dernière nuit, s’agenouilla devant ses disciples et leur lava les pieds pour leur apprendre l’humilité, ajoutai-je. Et ma folie est telle que je m’agenouillerais volontiers devant toi pour te laver les pieds à mon tour si tu le veux bien, ô Simon de Cyrènes !

— Je n’ai besoin de personne pour cela ! bougonna-t-il, mais il poursuivit aussitôt sur le ton de la conciliation : « Ne te fâche pas ! C’est pour moi une question de vie ou de mort depuis qu’il a posé son regard sur moi ! »

Il me toucha le front, l’épaule et la poitrine avec sa main pour me prouver son amitié, et son contact ne m’inspira nulle répugnance.

— Peut-être as-tu été conduit chez moi justement maintenant dans un but précis ? admit-il. Le professeur grec de mes enfants entrecoupait sa lecture des Écritures de tels bâillements que je n’ai rien compris ; j’avais l’intention de sortir afin de demander son aide à un scribe compétent, mais il est probable qu’il aurait coupé les cheveux en quatre, en déchiffrant d’abord selon la lettre, puis d’une manière symbolique pour ensuite comparer ce livre avec les autres si bien qu’en définitive, je n’aurais rien appris du tout ! Après le regard qu’il m’a jeté, je sais d’ailleurs que sa doctrine n’est point du domaine de l’écrit mais de la vie même.

Puis il demanda tout en tournant la tête de droite et de gauche :

— Qu’arrive-t-il ? Je me sens léger tout à coup et mon angoisse s’est en allée.

Comme si un nuage avait dégagé soudain le ciel au-dessus de la pièce, tout s’emplit de lumière. À cet instant précis, un homme de haute stature enveloppé dans un manteau pénétra dans la salle qu’il traversa pour se diriger vers les appartements, sans nous prêter la moindre attention.

— Éléasar, est-ce toi ? s’enquit Simon derrière lui. S’est-il passé quelque chose à la campagne ?

Puis en se levant, il dit à mon intention :

— C’est Éléasar, mon intendant qui me cherche sans doute ; peut-être un laboureur s’est-il cassé le bras ou un âne est-il tombé dans un puits. En ce cas, ils ont besoin de moi.

Il disparut à la suite de l’inconnu. Demeuré seul, je fouillai ma mémoire : où avais-je déjà rencontré cet homme ? Son visage ne m’était pas tout à fait inconnu ! Il me vint à l’esprit qu’il ressemblait à mon cher professeur de Rhodes et cela me fit sourire ; je crus avoir remarqué une légère calvitie chez le nouvel arrivant et, s’il avait été vêtu différemment, il aurait très bien pu passer pour mon maître ; mais ce dernier était mort, je le savais, depuis fort longtemps et une vague de mélancolie m’envahit au souvenir de l’élève attentif et toujours assoiffé de choses nouvelles que j’étais alors.

Au bout d’un certain temps, Simon me rejoignit dans l’entrée.

— Je ne comprends pas où il est allé, dit-il courroucé. Sans doute sera-t-il sorti dans la cour car je ne l’ai point trouvé dans les autres pièces.

Il frappa avec le marteau le plat en métal et dès que se présenta le serviteur lui ordonna :

— Amène-moi Éléasar ! Il vient de passer mais ne m’a point vu du fait de l’obscurité.

— Je ne l’ai pas vu aujourd’hui, maître, répondit-il confus en sortant vérifier si l’intendant était arrivé. Il revint peu après et confirma : « Tu t’es trompé, Éléasar n’est point ici et la porte est fermée. »

Simon de Cyrènes tint à s’en assurer personnellement et je l’entendis échanger de vifs propos avec la gardienne puis arpenter l’appartement, donnant des coups dans les objets, sur son passage. Il me rejoignit enfin, disant :

— En effet, il n’y a personne. La portière m’a juré n’avoir ouvert à personne depuis ton arrivée et nul ici n’a vu Éléasar.

— Quant à moi, j’ai cru reconnaître le professeur dont j’ai suivi les cours à Rhodes et qui est mort maintenant, rêvai-je encore. Heureusement que la mosaïque conserve encore ses traces sinon nous pourrions croire tous les deux que nous avons eu une vision.

Je lui indiquai les traces de pieds nus sur le brillant carrelage. Il se baissa pour les regarder de près.

— On dirait que Éléasar s’est blessé aux pieds, observa-t-il, il saigne.

Curieux, il passa un doigt sur l’empreinte et l’en retira taché. Je me mis à genoux et demeurai là, à contempler ces marques de pieds nus sur le sol ; des frissons me parcoururent tout le corps et, levant les yeux vers Simon, je bégayai :

— Je saisis à présent pourquoi ses disciples ne l’ont point identifié sur-le-champ.

Mais Simon ne comprit guère et grommela avec colère :

— Ma maison est bien mal surveillée, puisque n’importe qui peut entrer à sa guise même lorsque la porte est fermée.

— Est-il vrai que tu ne l’aies point reconnu ? lui demandai-je.

— C’était Éléasar, mon intendant ! s’entêta-t-il à soutenir.

— Non ! m’exclamai-je. Non, ces traces sont sacrées et ta maison est bénie. Lui-même, le fils de Dieu ressuscité est venu parmi nous et nous a permis de le voir parce que nous cherchons son chemin le cœur empli de ferveur.

Le visage bruni de Simon vira au gris.

— C’était Éléasar, je l’ai vu de mes propres yeux et je l’ai reconnu, s’obstina-t-il avec colère. Tu n’as pas le droit de me faire de telles frayeurs.

— Crois ce que tu voudras, répliquai-je. Je sais bien, moi, ce que je crois. Il y avait en lui quelque chose de familier à tous les deux et nous l’avons remarqué tous les deux. Mais comment aurions-nous pu comprendre immédiatement que c’était lui ? Marie de Magdala non plus ne l’a point reconnu jusqu’au moment où il l’a appelée par son nom.

— Que prétends-tu me faire croire ? J’ai vu une fois un sorcier évoquer des esprits mais ce n’étaient que des images qui s’agitaient dans les volutes de la fumée. Nul esprit ne laisse la trace de ses pieds nus sur le dallage !