— Te souviens-tu de la parabole avec précision, dans les termes qu’il utilisa ? demandai-je.
— Je crois me rappeler au moins l’idée, répondit-il. De toute façon, je n’étais pas seul et les autres peuvent également témoigner. Certains disent qu’il était question de talents, d’autres soutiennent qu’il n’y avait que trois serviteurs, mais tout le monde s’accorde sur la fin qui nous parut inattendue, étrange et contraire à la justice.
Il poursuivit après réflexion :
— Je ne pense pas qu’il se référait à l’argent, la parabole a une signification beaucoup plus profonde. Lui-même conseillait de ne point amasser de trésors sur la terre où la mite et le ver consument, mais de les amasser dans son royaume.
Simon sursauta, comme saisi d’une idée soudaine.
— Éléasar, ordonna-t-il, cours vite dans la garde-robe, prends tous les vêtements de laine et de lin qui s’y trouvent et donne-les aux pauvres dans la cour.
Puis il sombra de nouveau dans ses pensées, le regard fixe perdu dans le vague.
Éléasar cependant hésitait et, grattant son pied sur le sol, marmotta entre ses dents :
— Tu peux disposer de tes biens à ta guise, ô mon maître, mais autorise-moi à mettre de côté un manteau et une tunique neufs pour moi ainsi que pour mon épouse et mes enfants.
Simon remua sur son siège, les mains appuyées sur les genoux.
— Agis comme bon te semble, articula-t-il, et vous, amis, servez-vous, prenez tout ce que j’ai, emportez ce que j’ai amassé tout au long de ma vie. Tenez aussi ce vieux manteau s’il peut encore être utile à quelqu’un ! Prenez !
— Ne dépasse pas la mesure, dit Zachée avec embarras. Il convient d’agir avec modération tant pour donner que pour recevoir. Quant au reste tu es dans le vrai car lui-même a dit : « Ce que vous faites à un de ces petits, c’est à moi que vous le faites. Voilà le chemin. »
Il parut tout à coup préoccupé et se leva brusquement.
— Que sera-t-il arrivé à mon âne attaché à l’anneau extérieur ? La rue était envahie par les mendiants et peut-être l’ont-ils détaché profitant du désordre et entraîné loin d’ici ?
Puis il réfléchit un instant et retrouva son calme.
— Peu importe, je ne veux point me montrer plus mauvais que toi, ô Simon, lorsqu’il s’agit du royaume. Si quelqu’un m’a volé l’âne, sans doute en avait-il plus besoin que moi et je n’ai point l’intention de le poursuivre ni de l’accuser ! Grand bien lui fasse !
Simon ne cessait de souffler tout en s’agitant sur son siège. Puis soudain, il se mit à sourire.
— Tout ceci épuise mes forces, observa-t-il. Lorsque j’entends ces misérables s’empiffrer et mastiquer bruyamment en se disputant les meilleures bouchées, c’est comme si l’on m’arrachait la chair avec des tenailles morceau par morceau ! Je les vois dans leur goinfrerie trébucher sur le pain et fouler aux pieds le poisson salé ! Mais peut-être en prendrai-je l’habitude si telle est sa volonté !
— Crois-tu vraiment en lui ? demandai-je surpris. Crois-tu qu’après avoir disparu d’ici, il soit apparu à un mendiant pour lui annoncer que tu offrais un banquet dans ta demeure ?
— Je crois ce que je crois, répondit Simon plein de colère. Mais s’il m’a fait une farce, je vais lui en faire une moi aussi et nous verrons qui de nous deux rira le plus fort !
Simon nous précédant, nous atteignîmes la cour : les miséreux s’étaient accroupis en bon ordre sur le sol et se répartissaient la nourriture sans le moindre tumulte ; loin de se disputer, ils s’offraient les meilleurs morceaux comme s’ils avaient été en effet les convives d’un grand festin ; ils déposaient leurs bouchées dans la main même des aveugles et ceux qui n’avaient point accès aux plats étaient servis par leurs compagnons mieux placés.
Pendant ce temps, Éléasar apportait des montagnes de manteaux en laine et de linge qu’il disposait entre les colonnes. Une appétissante odeur de viande grillée s’échappait du feu et les serviteurs enfournaient sans cesse des pains d’orge et de blé ainsi que des beignets parfumés au cumin. Mais la servante de la porte pleurait à chaudes larmes et le professeur grec des enfants de Simon était monté sur le toit et refusait absolument d’en descendre.
La joie et le bon ordre qui régnaient parmi les mendiants emplirent Simon de fureur.
— Il faut manger et boire jusqu’à exploser, cria-t-il, et emporter les restes chez vous ! Mais sachez que ce n’est point moi, Simon, qui vous invite. L’amphitryon véritable, c’est Jésus de Nazareth, l’homme qui fut mis en croix par notre Sanhédrin. Qu’il bénisse votre repas afin que vous le mangiez pour la vie et non pour la mort. Quant à moi, je ne puis le bénir car ma gorge est pleine de bile.
Les indigents, croyant à une plaisanterie, le regardaient avec reconnaissance et quelques-uns lui souriaient ce qui augmenta encore la colère de Simon.
— Jésus de Nazareth, fils de Dieu, vous offre toutes ces bonnes choses, hurla-t-il encore plus fort, car il est ressuscité d’entre les morts et son royaume est ici, tandis qu’il demeure encore parmi nous et qu’il va et vient à sa guise même à travers les portes closes.
Les mendiants prirent peur et se jetèrent des regards inquiets cependant que les plus décidés éclataient de rire.
— Béni sois-tu Simon de Cyrènes entre les fils d’Israël, crièrent-ils. Mais pourquoi n’avons-nous droit qu’à ton vin aigre quand, si l’on en juge d’après tes paroles, tu te régales en compagnie de tes nobles invités avec du vin doux ?
Aveuglé par la rage, Simon ordonna à ses serviteurs :
— Ouvrez aussi les petites amphores et mélangez le vin dans le grand cratère afin qu’ils boivent et croient que Jésus de Nazareth fait des miracles même après sa mort.
Les serviteurs exécutèrent les ordres de leur maître mais, voulant sauver ce qui était encore à leur portée, ils se mirent à boire à l’envi avec les mendiants et même Éléasar goûta le vin tandis que Simon ramenait un pot empli de nard de grand prix.
— Votre saleté, dit-il en le débouchant, l’odeur nauséabonde qui émane de vous et les mouches qui sucent vos yeux me gênent ! C’est un remugle que je connais trop bien et il me semble croupir à nouveau les fers aux pieds dans ma cabane d’esclave. Prenez cet onguent et enduisez-vous la tête et le visage. Tenez ! Même les princes vous envieront ce parfum entêtant !
En effet, lorsqu’il ouvrit le pot, une odeur pénétrante se répandit dans toute la cour. Simon commença alors à verser le nard sur les cheveux des miséreux comme s’il eût perdu la raison, tantôt riant avec force, tantôt proférant d’horribles blasphèmes. Ses pas le menèrent auprès d’un enfant occupé à manger avec avidité. Il posa calmement son pot par terre et s’agenouilla devant le garçon.
— Que l’on m’apporte mon peigne fin ! ordonna-t-il. Je vais enlever les poux de la chevelure de ce petit.
Puis, une fois en possession du peigne, il se mit en devoir de démêler la tignasse hirsute du gamin et à tuer les poux si habilement que l’on eût dit qu’il avait consacré sa vie entière à une aussi désagréable besogne. L’enfant, dont la tête était couverte de croûtes dues aux piqûres de poux, jeta des cris aigus lorsque Simon lui passa le peigne, mais si grande était sa faim qu’il ne prit point la peine de se défendre.
Les gueux commencèrent à éprouver quelque frayeur.
— Simon de Cyrènes a perdu l’esprit à cause du crucifié, murmuraient-ils, depuis que les Romains l’ont déshonoré en le chargeant de la croix. Dépêchons-nous de boire et de manger, attrapons ce qu’il voudra bien nous donner et éloignons-nous aussitôt avant qu’il n’en exige la restitution.