— C’est déjà arrivé ! dit un vieillard au milieu d’eux. On a déjà vu un homme riche sous l’empire du vin inviter des mendiants à sa fête, puis se courroucer contre eux et leur sauter sur le ventre pour les contraindre à rendre ce qu’ils avaient ingurgité. Hâtons-nous donc !
Ils jetèrent un regard craintif dans la direction de Simon, mais ce dernier, complètement absorbé dans le nettoyage des parasites de la petite tête, ne prit pas garde aux commentaires. Lorsqu’il eut terminé son travail, il traîna de force son protégé jusqu’au bassin, arracha les haillons qui le couvraient et le lava de la tête aux pieds sans se soucier des glapissements du garçon. Il employa le reste de l’onguent pour lui oindre la tête, la poitrine et les pieds et choisit parmi les vêtements de ses propres enfants une tunique, un manteau et des sandales dont il le revêtit.
— À présent tu es habillé et parfumé comme un fils de prince, s’écria-t-il. Je veux bien être pendu si tu n’es pas digne de son royaume !
Les miséreux ramassèrent les vêtements qu’Éléasar leur avait donnés et se dirigèrent à pas furtifs vers la porte, attendant le moment propice pour soustraire l’enfant aux soins de leur hôte. Mais Simon s’aperçut de leurs manœuvres et cria :
— Ne partez pas encore, invités de Jésus de Nazareth ! Chacun d’entre vous va recevoir un cadeau de sa part !
Il pria Zachée et moi-même de l’accompagner pour l’aider à ouvrir un coffre-fort garni de fer et fermé par de nombreuses serrures. Il en retira une bourse en cuir et, revenu en courant dans la cour, il en rompit le sceau et se mit à distribuer des monnaies d’argent aux mendiants, donnant aux uns une drachme, aux autres quatre, et à certains une grosse pièce de dix drachmes sans se préoccuper de ce que chacun recevait.
Les malheureux commencèrent à murmurer :
— Pourquoi lui as-tu donné tant à celui-ci et si peu à moi ? protestaient-ils.
— C’est la faute de Jésus de Nazareth ! répondit Simon. Lui-même prend ce qu’il n’a pas mis en dépôt et moissonne ce qu’il n’a pas semé.
Et il donna davantage encore à ceux qui avaient reçu le plus. Mais, lorsqu’il fit mine de retirer leurs pièces à ceux qui avaient les plus petites, les mendiants jugèrent le moment venu de s’échapper et, fuyant en direction de la porte tel un troupeau apeuré, ils entraînèrent l’enfant avec eux.
Simon de Cyrènes essuya la sueur qui coulait sur son visage et secoua sa bourse d’un air hébété.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil ! dit-il. Dois-je l’interpréter comme un signe ou un conseil ? Ma bourse est encore à moitié pleine alors que j’étais prêt à la donner tout entière.
— Rapporte-la dans ton coffre tant qu’il en est temps, lui conseillai-je, et referme-le. Ensuite, tu peigneras ta barbe afin de la débarrasser des poux et tu ordonneras à tes serviteurs de nettoyer les traces du banquet. Je ne sais si ton attitude est la preuve de ta stupidité ou de ton astuce, mais je suis certain en tout cas que les mendiants garderont ce qu’ils ont reçu et ne reviendront pas avant longtemps frapper à ta porte.
Zachée, assis à côté d’Éléasar près du cratère de vin mélangé, éclata d’un rire enjoué.
— Viens t’asseoir avec nous, Romain, prends une coupe et bois ! me cria-t-il. Ce cratère est loin d’être vide et il ne serait guère convenable de laisser s’abîmer du vin d’un tel prix.
Puis, après avoir encore bu, il ajouta :
— Béni soit le fruit de la vigne au nom de celui qui mourut et ressuscita pour nous préparer le royaume. Nous l’avons vu tous les trois de nos propres yeux, et toi, Éléasar, tu as vu les traces de ses pieds sur le carrelage, si bien que tu dois t’en remettre à nous qui sommes plus dignes que toi, ô paysan et gardien de troupeaux.
Il serra tendrement l’esclave dans ses bras et le baisa en murmurant :
— Ne te fâche point car c’est seulement en ce monde-ci que j’ai plus de dignité que toi, mais en son royaume peut-être passeras-tu avant nous tous. N’a-t-il pas dit, en effet, que là-bas les premiers seraient les derniers et les derniers les premiers ?
— Nous sommes tous complètement ivres, dit Éléasar en tentant d’échapper à l’étreinte de Zachée, et mon maître plus que tout autre. Mais une grande satisfaction m’emplit le cœur d’avoir reçu des vêtements neufs et distribué tant de biens de valeur à ceux qui n’avaient rien. En outre, le vin m’est monté à la tête car je ne suis point accoutumé au vin fort.
— La paix soit avec vous, dit Simon, prenant sa tête à deux mains. Je suis mortellement fatigué et m’en retourne dans ma chambre obscure pour dormir. Nombreuses furent les nuits que j’ai passées à méditer sur Jésus de Nazareth, mais je sens à présent que j’ai reçu la paix et j’ai le sentiment que je pourrai dormir jusqu’après le sabbat.
Il se dirigea en titubant vers sa chambre, tandis que Zachée et moi demeurions dans la cour, jugeant tous deux bien préférable qu’il allât dormir étant donné l’état dans lequel il se trouvait. Cependant, préoccupé par ses devoirs de maître de maison, Simon, revenant sur ses pas, montra sa tête hirsute à la porte et dit en clignant des yeux :
— J’imagine que tout cela est un cauchemar ; je suis certain même que c’est un cauchemar et que je ne vous retrouverai pas ici à mon réveil. Néanmoins toi, Zachée, dont je suis en train de rêver, tu peux passer la nuit dans ma chambre d’hôtes si tu le désires. Qu’Éléasar cuve son vin et regagne ensuite sa demeure afin de célébrer le sabbat avant que ne s’allument les trois étoiles dans le ciel. Quant à toi, Romain, je ne sais que te dire car tu fais également partie de mon rêve et plus jamais je ne te verrai.
L’intendant, obéissant, se coucha, la tête recouverte de son manteau, à l’ombre des colonnes. Zachée et moi restâmes tous les deux seuls, face à face. Son visage n’avait plus pour moi le désagréable aspect de la figure d’un nain, ses yeux brillaient et, grâce au vin, ses joues s’étaient colorées comme celles d’un homme normal.
Il me fit quelques questions au sujet des disciples que Jésus avait élus comme messagers. Je lui expliquai tout ce que j’avais appris et ce que Marie de Magdala avait vu, ainsi que l’apparition du Nazaréen dans la salle aux portes closes où certains d’entre eux étaient réunis. Je lui contai également mon entrevue avec Thomas et Jean et lui avouai qu’ils s’étaient défiés de moi et désapprouvaient ma visite.
— Mon cœur est rempli d’ardeur, ajoutai-je enfin. Mais si je me présente à eux pour leur expliquer, ils ne me croiront pas. Peut-être te croiront-ils si tu vas les trouver et leur raconter tout ce qui est survenu ici. Peut-être alors ne se défieront-ils plus de nous et nous révéleront-ils le secret, car il ne fait aucun doute qu’ils en savent plus long que nous et que son mystère leur a été révélé même s’ils ne désirent point le partager avec des étrangers.
— Je pars à leur recherche, dit Zachée avec résolution. Pour le moins, Matthieu aura confiance en moi car c’est un ancien de la douane et nous nous comprenons. Il est probable qu’il interviendra en ma faveur auprès des autres.
— Va, dis-je, moi je ne veux ni ne puis lutter davantage.
Je lui décrivis la salle où j’avais rencontré Thomas et Jean et il lui sembla connaître la maison et le propriétaire dont il était question, mais il refusa toutefois de m’en dire le nom.
— Retourne tranquillement chez toi et attends que je te fasse signe. Moi, je vais te préparer le chemin, me conseilla Zachée avec assurance.
Ainsi, nous nous séparâmes et je me dirigeai vers mon domicile, émerveillé par tout ce qui m’était advenu dans la maison de Simon de Cyrènes.