Septième lettre
Marcus à Tullia !
Je t’écris encore, ô Tullia, et te salue. J’ai appris de mon maître de Rhodes comme la mémoire de l’homme est trompeuse et comme l’esprit a tôt fait de confondre et d’embrouiller des faits, modifiant à loisir l’ordre dans lequel ils se sont présentés ; plusieurs témoins d’un même événement en gardent un souvenir différent, chacun mettant l’accent sur ce qui l’a frappé. J’écris donc à présent pour me souvenir comment et dans quel ordre tout est arrivé.
J’ai commencé la vigile au sabbat lorsque les portes du temple se fermèrent, si violemment que le bruit en fut répercuté dans toute la cité, portant son écho jusque dans les vallées les plus reculées. Je suis resté toute la journée du samedi dans ma chambre, occupé à écrire, car les Juifs exigent que les étrangers respectent aussi leurs fêtes et ne flânent point par les rues. De leur côté, ils affluent à la synagogue, vêtus de leurs plus beaux habits, afin de prier et d’écouter la lecture des livres saints ; même le nombre de pas qu’il leur est permis de faire ce jour-là est compté ! En revanche, dans le temple, les prêtres offrent deux fois plus de sacrifices, d’après ce que l’on m’a raconté, mais cela n’est pas considéré comme une infraction à la loi.
Ce samedi donc, le centurion Adénabar se présenta chez moi avant le coucher du soleil. Ayant laissé son casque à la forteresse, il était enveloppé dans un manteau syrien afin de ne point attirer l’attention sur lui.
Après être entré, il dit dans un bâillement :
— Comment vas-tu ? Es-tu toujours en vie et en bonne santé ? Il y a bien longtemps que je n’ai eu de tes nouvelles ! Le jour du sabbat est le plus ennuyeux que je connaisse et nous n’avons même pas la possibilité de défiler et de faire l’exercice au cirque de peur de déranger les fidèles avec le bruit de nos pas. Offre-moi donc une gorgée de vin car on le met sous clef à Antonia pour éviter que les légionnaires inoccupés n’en viennent aux mains ou encore n’aillent par la ville pris de boisson se moquer des Juifs en leur montrant des oreilles de cochons.
Mon propriétaire avait bien fait les choses : afin que je garde mon calme et ma bonne humeur, il avait monté dans ma chambre une amphore de ce vin de Galilée qu’il prise entre tous parce que, d’après lui, il ne monte pas trop à la tête, ne donne guère de douleurs à l’estomac et ne contient pas de résine pour sa conservation ; il faut seulement le boire dans des délais assez courts pour qu’il ne s’aigrisse pas.
Adénabar le dégusta avec délectation, s’essuya ensuite la bouche et me considéra attentivement.
— Ton allure a tellement changé qu’il est à présent impossible de te distinguer d’un Juif hellénisé : tu as laissé pousser ta barbe et tes doigts sont pleins de taches d’encre, mais je vois au fond de tes yeux une expression qui ne me plaît guère. Que t’arrive-t-il ? Souhaitons que le dieu sans images des Juifs n’ait pas troublé ta raison, ce qui advient fréquemment aux voyageurs étrangers en visite ici pour contempler le temple ; ils se mettent bientôt à ruminer certaines pensées, des pensées auxquelles la tête d’une personne normale ne peut résister. Seul un fils d’Israël est capable de supporter de telles idées, car dès son enfance il entend parler de son dieu et, lorsqu’il atteint l’âge de douze ans, il en est tellement imprégné qu’il n’a même plus besoin de l’aide de ses parents pour bénir le pain et réciter les prières.
— Adénabar, mon ami, nous avons ensemble vécu et vu certaines choses et si j’admets que mon esprit en est quelque peu troublé, je n’éprouve nulle honte à le confesser.
— Je préfère que tu m’appelles par mon nom romain, coupa-t-il avec vivacité. Je me sens maintenant plus romain que jamais et en tant que tel, je m’appelle Pétrone. C’est ainsi que je signe mes reçus de solde pour le questeur, et je reçois à ce nom également les ordres quand il prend à quelqu’un la fantaisie de les écrire sur les tablettes de cire. Écoute-moi, j’ai l’espoir d’obtenir le commandement d’une cohorte en Gaule, en Espagne ou peut-être même à Rome. Voilà pourquoi j’essaye actuellement de parfaire mon latin et de m’habituer à mon nom romain.
De nouveau, il me dévisagea, comme pour vérifier l’ampleur de mon trouble et jusqu’à quel point il pouvait me faire confiance.
— Pour moi, tu es toujours Adénabar, répliquai-je. Je n’ai aucun mépris pour toi du fait de ton origine syrienne et je ne me sens pas non plus différent des Juifs, au contraire, je me suis même lancé dans l’étude de leur religion et de leurs traditions. Toutefois, je trouve surprenant que l’on ne t’ait point muté dans un poste situé dans le désert ou que l’on ne t’ait pas expédié pour servir de cible aux flèches scythes ; tu serais là-bas tué plus promptement, et dès lors, ce que tu sais ne gênerait plus personne.
— De quoi parles-tu ? Es-tu complètement fou ou est-ce que dès la première heure de la matinée tu as commencé à boire ? dit Adénabar sur le ton du reproche amical. Tu as raison cependant, car je me sens à présent un homme beaucoup plus important qu’autrefois. Mais ne parlons pas du désert, il rend aveugle et donne des hallucinations à l’homme le plus solide ; monter à dos de chameaux soulève le cœur et là-bas, des hommes vêtus de peaux de chèvres terrorisent les soldats en jetant sous leurs pas des bâtons qui se transforment en serpents. Si l’on m’y envoyait pour commander un poste de garde, je crois que j’agiterais bientôt dans mon esprit des histoires qui n’ont aucun intérêt pour moi tant que je suis parmi des gens civilisés.
Adénabar se tut un instant, puis, me regardant avec méfiance, ajouta, un sourire malicieux aux lèvres :
— J’imagine que tu auras entendu dire que Jérusalem est devenue malsaine pour les personnes douées de raison. Tu n’as sans doute point oublié le tremblement de terre que nous avons subi l’autre matin ; on raconte que de nombreux sépulcres de saints s’ouvrirent alors, que des morts sont sortis et sont apparus à maintes personnes.
— Moi, j’en connais seulement un seul qui a ressuscité des morts, répondis-je, et tu le connais toi aussi. Avec cette histoire d’avancement et de mutation dans d’autres contrées, on cherche à te suborner afin que tu ne parles pas de lui et certes, il n’est pas aussi simple de fermer la bouche d’un centurion que celle d’un vulgaire légionnaire !
— Je ne vois vraiment pas ce que tu veux dire, répliqua Adénabar, le regard plein de frayeur mal dissimulée. Mais je crois que tu te souviendras du légionnaire Longinus. Eh bien, sa lance se comporte bizarrement entre ses mains et il n’arrive plus à la manier convenablement au cours de l’exercice ; elle l’a blessé à un pied et lui a échappé alors qu’il visait un sac de foin, manquant me blesser moi qui étais placé derrière lui. Cependant son javelot n’est pas défectueux par lui-même, c’est Longinus qui ne va pas. Pour le prouver, j’ai jeté cette lance moi-même et mis dans le mille à quarante pas ; quant à Longinus, il peut se servir de n’importe quel javelot, sauf du sien.
— Fais-tu allusion à celui dont il perça le côté du fils de Dieu ? demandai-je.
— Pour rien au monde il ne faut dire que cet homme était fils de Dieu ! supplia-t-il. J’ai ce mot en horreur ! Autre chose cependant, le bourreau de la légion a les bras paralysés et n’a même plus la force de lever son fouet, c’est à peine s’il peut porter la nourriture à sa bouche en s’aidant de ses deux mains. Le chirurgien du fort Antonia n’a décelé aucune maladie et le soupçonne d’être un simulateur qui veut obtenir la concession de son terrain pour jouir avant le temps d’une tranquille petite vie dans la cité des vétérans ; il lui manque juste deux ans pour terminer ses vingt ans de service. L’expérience de la médecine dans les armées ayant prouvé que le fouet guérit de nombreuses maladies qui échappent à la vue, on l’a fouetté mais il a enduré les coups, serrant entre ses dents un morceau de cuir comme un vieux légionnaire. Toutefois, et comme il n’a point recouvré l’usage de ses bras, il est probable que l’on mettra sa paralysie sur le compte des rhumatismes, mal légalement admis dans la légion. Les officiers en effet en souffrent plus que les soldats, car ils doivent de temps en temps abandonner le tranquille train-train de la vie de garnison pour aller dormir à la belle étoile à même le sol, exposés au froid et aux intempéries. Mais, poursuivit Adénabar en rêvant, je n’ai pas souvenance que le Nazaréen eût maudit nul d’entre nous, au contraire, du haut de sa croix, il demanda à son père qu’il nous pardonnât car nous ne savions pas ce que nous faisions. À l’époque je crus qu’il était en proie au délire car son père n’était point parmi les spectateurs.