L’inconnu alors se redressa, me regarda en face puis regarda de même Adénabar.
— Je n’ai point honte du nom de mon seigneur, dit-il enfin, car quiconque le renie, à son tour il le reniera dans son royaume. Je suis Matthieu, l’un des Douze qu’il a élus, et la mort elle-même n’a aucun pouvoir sur moi car il me donne la vie éternelle en son royaume. Quant à vous, Romains, il vous précipitera dans les ténèbres, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.
Cela était nouveau pour moi et me remplit d’étonnement.
— J’ignorais qu’il eût proféré de si terribles paroles ! Mais la paix soit avec toi et bénie soit cette chambre puisque le messager du roi daigne la fouler de ses pieds. Prends un siège, et toi aussi Zachée, et parle-nous de ton seigneur ; je suis sur des charbons ardents d’en apprendre davantage sur lui.
Matthieu consentit finalement à s’asseoir malgré sa défiance et Zachée, toujours effrayé, se plaça tout à côté de lui. Le disciple regarda Adénabar d’un air entendu.
— Je suppose que tes légionnaires ont encerclé cette maison, accusa-t-il. En vérité je n’aurais pas cru les Romains capables de nous tendre un piège aussi perfide !
— Matthieu ! protesta Adénabar blessé. N’accuse point les Romains de tout le mal. Le proconsul ne voulait pas condamner ton maître, ce sont les Juifs qui lui ont forcé la main. Moi je n’ai rien contre toi ni contre ton maître, tu peux courir où bon te semble si tu parviens à échapper à la garde de la cité ; le Sanhédrin s’y opposera peut-être, mais certainement pas nous les Romains.
Il me semble que Matthieu ressentit en cet instant quelque honte de la peur qu’il avait éprouvée tout d’abord ; après qu’il eût compris qu’il se trouvait en sécurité parmi nous et que nous n’avions point projeté sa mort, il adopta une attitude pleine d’orgueil.
— Je ne serais point venu te voir, Romain, dit-il, si l’on ne m’avait rebattu les oreilles à ton sujet. Sans connaître ni la loi ni les prophètes, toi un incirconcis, tu pars à notre recherche, tu parles à des femmes ignorantes et tu épies nos secrets. Je ne vois d’autre alternative que celle-ci : ou bien tu es possédé d’un démon, ou bien tu es un sorcier puisque tu as été capable d’obtenir que Jean réponde à tes questions. Je suis donc venu pour te dire ceci : éloigne-toi de nous, ne te mêle pas d’affaires auxquelles tu ne peux rien entendre et cesse d’importuner des femmes en plein désarroi.
Il dit, et une douleur pleine d’amertume s’empara de mon âme tandis qu’une haine profonde à son égard me donnait des envies de frapper ; mais il me fallait voir son visage avant toute chose et dans ses traits, ses yeux et les rides de son front, je retrouvai la même expression indéchiffrable qui en faisait un être à part ; alors sa raison devint bien plus claire pour moi que ce que je pouvais comprendre. C’est pourquoi je lui répondis avec la voix de l’humilité :
— Je n’ai rien à t’opposer. Mais je croyais son chemin ouvert à tous ceux qui le cherchent avec un cœur doux et humble ; j’ai cru que la porte s’ouvrirait devant moi si je frappais avec ferveur. Dis-moi au moins pourquoi il m’est apparu dans la maison de Simon de Cyrènes.
Zachée jeta un regard implorant à Matthieu, mais ce dernier, plus endurci encore, répondit :
— Notre Seigneur est venu chercher les égarés d’Israël ; c’est la raison pour laquelle il m’appela alors que j’étais assis à ma table de douanier à Capharnaüm ; je me levai sur-le-champ et le suivis, abandonnant pour sa cause mon foyer, mes biens et même ma famille. Zachée aussi était un des égarés d’Israël et Simon de Cyrènes, membre de la synagogue grecque, a porté la croix. Nous admettrions qu’il fût apparu à ces deux-là mais nous ne croirons jamais qu’il ait apparu à un Romain incirconcis. Nous avons donc débattu de cette question entre nous : nous ne pouvons accorder plus de confiance à un Romain qu’à des visions de femmes désemparées. Peut-être es-tu un magicien ou un sorcier qui désire, pour une raison cachée, apprendre tout ce que nous connaissons.
« Ou peut-être es-tu celui qui, selon les témoignages d’un pauvre aveugle, transforma une pierre en fromage en invoquant d’une manière abusive le nom de notre Seigneur. Tu as troublé de la même façon Simon de Cyrènes et Zachée. Et si tout ce qui advint en ta présence dans la maison de Simon paraît procéder de la sorcellerie, cela n’a rien à voir avec le royaume.
Zachée hocha vigoureusement du chef :
— C’est vrai, et je me suis rendu à leurs discours. Il a jeté un sort sur Simon de telle sorte qu’il a vu l’ombre de son esclave Éléasar quand ce dernier était encore en chemin ; puis il a obtenu que l’on nous offrît du vin fort, si bien que nous avons tous fini par être hors de nous-mêmes. J’ai plus de confiance en toi, ô Matthieu, que je connais, qu’en un Romain que je ne connais point.
Puis, s’adressant directement à moi, il dit :
— Simon de Cyrènes a réfléchi également et ne veut plus jamais entendre parler de toi qui n’es point un égaré d’Israël. Toutefois, bien que tu lui aies occasionné une perte considérable avec tes tours de magie, il ne te souhaite aucun mal ; il vaut mieux, cependant, que tu ne recherches plus sa compagnie car tu as tenté d’abuser trop de gens déjà.
Je crois que Matthieu se rendit compte combien je fus accablé et il respecta mon humilité lorsque, sans dire un mot, je détournai la tête pour cacher mes larmes.
— Tu dois nous comprendre, Romain ! reprit-il avec tendresse. Mon propos n’est point de découvrir en toi des raisons mensongères, mais de trouver la meilleure interprétation des faits. Peut-être n’es-tu point un jeteur de sorts et, dans ce cas, un démon tout-puissant s’est emparé de toi qui t’a poussé à abuser du nom de notre maître crucifié alors que tu ne le connais point et que tu ignores tout du secret du royaume. Et cela je te l’interdis absolument car nous, qui avons été élus par lui, avons seuls reçu le pouvoir et la force de guérir des malades et de chasser des démons. Je reconnais que nous avons failli et que la faiblesse de notre foi nous a dépossédés de la force, mais nous savons qu’elle nous reviendra en temps voulu ; et jusqu’à ce temps, nous ne pouvons qu’attendre son royaume en veillant et en priant.
Puis, une expression de reproche dans le regard, il leva sa main vers moi. Et je ressentis la force qui, en dépit de ses dires, émanait toujours de lui : il était assis loin de moi et sa main ne m’effleura même pas, et ce fut pourtant comme s’il m’eût touché avec vigueur.
— En te repoussant et en m’élevant ainsi contre le scandale, poursuivit-il, je ne peux que répéter ses propres paroles. Il a dit à plusieurs reprises : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré. » Il n’est point venu pour abolir la doctrine de la loi et des prophètes mais pour l’accomplir. Il nous a défendu d’aller dans les villes des païens et même à Samarie. Comment pourrions-nous donc te révéler, à toi qui es Romain, son chemin et sa vérité ?
Je ne fus point offensé, bien qu’il m’eût traité de chien selon la grossière tradition des fils d’Israël. Mon accablement était si profond que je dis :
— Je croyais qu’il avait prêché de façon bien différente, mais je dois te croire et croire également qu’il t’a élu comme un de ses messagers. Très bien ! À tes yeux donc, je suis un chien ! Mais un chien est admis dans la maison du maître auquel il appartient. Je connais mieux vos écritures sacrées que ce que tu imagines et permets-moi de citer le roi d’Israël qui a dit qu’un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. Ne m’accordes-tu même pas le poste du chien vivant devant la porte du royaume ?
N’en croyant pas ses oreilles Adénabar, qui jusqu’alors avait gardé le silence, se leva d’un bond.