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— Ô Romain ! s’écria-t-il, les doigts en cornes posés au-dessus de sa tête. As-tu donc perdu l’esprit pour solliciter le poste du chien vivant devant la porte du roi des Juifs ? Je finirai par croire que l’on t’a jeté un sort et que la mystérieuse doctrine du crucifié est plus dangereuse que ce que je pensais.

Zachée se serra contre Matthieu, mais le centurion ne se risqua point à les toucher. Au contraire, lorsqu’il eut recouvré son calme, il leva la main en un geste de supplication.

— Moi, je suis un soldat, un centurion, s’écria-t-il, et je n’ai point péché sciemment contre ton seigneur lorsque, obéissant à un ordre militaire, j’ai monté la garde au pied de la croix. Gagne-moi son indulgence et je suis disposé à me laver les mains à la manière des fils d’Israël, à détruire mes vieux habits ou à tout ce que tu exigeras pour ma purification. Je n’ai nul désir de me quereller avec ton seigneur et ne prétends pas non plus entrer dans son royaume ; je préfère suivre ma propre voie.

Matthieu se réjouit fort, me sembla-t-il, en s’apercevant que ni lui ni les autres disciples n’avaient à craindre des Romains, tout au moins d’Adénabar.

— On m’a rapporté que, du haut de la croix, dit Matthieu, il a pardonné aux Romains parce qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Je n’étais point présent pour l’entendre mais, en ce qui me concerne, tu peux aller en paix.

— Oh oui ! C’est cela ! assura Adénabar. Je ne savais pas ce que je faisais ! Mais, même si je l’avais su je n’aurais pu, étant soldat, agir différemment. C’est pour cette raison que tes paroles me sont un véritable soulagement et, à ce que je crois, ton seigneur ne désire pas plus que moi une querelle.

De nouveau Matthieu se tourna vers moi et tout en se frottant les yeux dit d’une voix fatiguée :

— À ton sujet, je ne sais que penser. Ton humilité plaide en ta faveur et ton langage n’est point celui d’un possédé.

Puis, levant violemment son bras, il murmura :

— Mais il est évident que je ne peux te reconnaître comme un frère puisque tu es païen et que tu manges ce qui est impur. Si au moins tu étais prosélyte ! Mais il ne suffit pas de coudre des franges à ton manteau pour faire de toi un fils d’Israël.

Zachée frappa alors sa maigre poitrine.

— Non ! renchérit-il. Non, ce Romain ne fait point partie des égarés d’Israël comme moi. Jésus lui-même m’a reconnu pour un fils d’Abraham, mais cet homme n’est pas circoncis, comment pourrait-il entrer dans le sein d’Abraham ?

— Ton langage était tout autre hier, lui rappelai-je, et tu me pris même dans tes bras pour m’accoler comme un frère.

Je parlais ainsi, mais je me rendais compte que ces deux Juifs s’appuyaient sur leur alliance avec le dieu d’Israël et laissaient en dehors tous les autres. Zachée me paraissait à présent extraordinairement laid et déplaisant.

— Le voyage m’avait fatigué, ajouta-t-il pour couronner le tout, et ce que j’avais entendu au sujet des événements de Jérusalem m’avait mis hors de moi ; en outre, tu m’as fait boire du vin fort et je ne savais pas ce que tu me faisais. Mais tout est clair pour moi désormais.

Adénabar me dit sur le ton de l’ironie :

— Moi, à ta place, il y a longtemps que j’aurais abandonné ! Ils t’ont frappé sur l’une et l’autre joue, et plus tu te creuseras la tête, plus ils te frapperont. Laisse là ta folie et reconnais une fois pour toutes que ce n’est point pour toi que leur roi a ressuscité d’entre les morts.

— Ma tête m’appartient et je suis libre d’en faire ce que je veux, m’obstinai-je bien qu’ayant perdu tout espoir. L’empereur seul a le pouvoir de la faire trancher par l’épée. Va en paix, Adénabar, tu n’as plus rien à craindre.

— Je ne voudrais pas t’abandonner sans défense en compagnie de ces deux hommes, insista-t-il.

— C’est nous qui allons partir, dit Zachée en tirant Matthieu par la main. Restez seuls, Romains, votre chemin n’est pas notre chemin !

Mais je m’opposai à leur départ. J’accompagnai le centurion à la porte puis revins au milieu de la pièce et, ne tenant nul compte de ses avertissements, m’humiliai au point de me jeter aux pieds de l’impitoyable publicain.

— Aie pitié de moi, implorai-je, toi qu’il a choisi comme disciple ! Qu’a donc ta doctrine d’extraordinaire si tu n’aimes que ton frère ? Les Romains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Je croyais son enseignement plein de pitié, mais ton cœur est une pierre puisque tu me repousses ainsi. Le riche jette aux chiens les restes de sa table abondamment servie, même s’il les méprise. Enseigne-moi donc !

Le départ d’Adénabar avait tranquillisé Matthieu qui reprit un siège. Il semblait qu’il se fût un peu adouci et il cacha son visage dans ses mains. Je compris alors que son trouble devait être plus grand que le mien.

— Comprends-moi, dit-il, la voix changée, et ne m’accuse point d’être sans pitié. Tout cela remplit mon cœur d’angoisse, mon cœur déjà angoissé ! Nous sommes comme des agneaux dispersés par une bande de loups et, bien que dans la douleur nous cherchions du secours les uns auprès des autres, chacun de nous est au fond de son âme un égaré depuis que nous avons perdu notre Seigneur. Nous devons défendre avec fermeté ce qui nous reste. Nous discutons entre nous et nous nous critiquons cruellement, Pierre dit ceci et Jean cela, mais nul d’entre nous n’arrive à croire ni à comprendre sa résurrection. Et voici que tu viens à nous, une peau d’agneau te couvrant ! Comment pouvons-nous savoir si en dedans tu n’es point un loup ? Cueille-t-on des raisins sur les épines ? Que pouvons-nous attendre de bon d’un Romain ?

Sans cesser de se tordre les mains, il parlait toujours, libérant son cœur.

— Certes, il nous ordonna d’aimer nos ennemis et de prier pour nos persécuteurs, mais comment un homme peut-il y parvenir ? Il a même dit : « Si ton œil droit est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi. » Tant qu’il était avec nous, nous avions foi en lui, mais lorsqu’il s’en fut, le pouvoir nous a abandonnés et nous nous sommes sentis perdus. Comment distinguer un amateur sincère et juste d’un homme injuste lorsque tout encore reste obscur pour nous-mêmes ?

Zachée toucha l’épaule du disciple.

— Ainsi, avertit-il, il apprend des secrets dont je ne suis pas moi-même informé. C’est un homme plein d’astuce en dépit de son air innocent. Moi aussi il m’a fait boire afin que je lui révèle les secrets que le Messie m’avait confiés chez moi.

Mais Matthieu ne se mit point en colère. Il paraissait au contraire maître de lui, réfléchissant à ce que j’avais dit.

— Tu as raison, étranger, dit-il après une pause. Il nous enseigna en effet à prier d’une manière juste et il consolida son alliance avec nous, mais je ne puis te parler de celle qu’il nous révéla à nous seuls.

Il semblait réconcilié avec moi et son visage rayonnait d’une grande bonté. Souriant à la manière d’un enfant, il joignit les paumes de ses mains.

— Il savait parfaitement pour quelle raison il nous choisissait. Sans doute étions-nous en possession de quelque chose de nécessaire à la construction de son royaume, même si ses raisons nous échappèrent alors. Lorsque nous le suivions, nous éprouvions de l’envie les uns à l’égard des autres, et nous mettions en question ses enseignements, nous tournant sans cesse vers lui afin qu’il nous expliquât davantage ce qu’il disait. Je me demande encore pourquoi c’est justement Pierre, Jacques et le jeune Jean qui étaient ses favoris qu’il menait toujours avec lui dans la montagne, leur laissant voir des choses que les autres n’ont point vues ; et pourquoi choisit-il Judas Iscariote et lui confia-t-il notre bourse ? Il avait certainement ses raisons mais je n’ai pas compris.