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Il pressa plus fortement ses paumes l’une contre l’autre et, son regard d’enfant fixant le vide, il poursuivit :

— Étant douanier, je sais lire et écrire même le grec, effectuer des comptes compliqués et utiliser divers poids et mesures. Aussi, dois-je mesurer et apprécier avec le plus grand soin tous les discours et toutes les actions. Comme je ne dispose point de mesures nouvelles, je suis contraint d’employer l’ancienne, celle de Moïse, des prophètes et des Écritures sacrées ; et avec cette mesure, on ne peut mesurer un païen, ce serait impossible même si j’essayais ! Toutefois, je pressens quelque chose, car il m’a élu précisément à cause de ma spécialité et je dus apprendre ceci : « De la mesure dont vous mesurez, on usera pour vous. » J’ai l’impression qu’il nous a fait don d’une mesure nouvelle. Mais j’ignore ce qu’elle sera et c’est pourquoi je dois encore recourir à l’ancienne que j’ai apprise au temps de mon enfance.

Ainsi parla-t-il, et mon cœur fut touché qui se souvint que mon bon professeur de Rhodes m’avait enseigné que l’homme est la mesure de tout ; ainsi l’imperfection, le doute et l’inachevé ont toujours formé l’unique mesure dont je me sois servi à ce jour pour apprécier la vie et ce qui se passe dans le monde. Ce système m’a rendu tolérant à l’égard des faiblesses d’autrui et à l’égard des miennes également, de telle sorte qu’il m’est impossible de porter un jugement trop sévère sur quiconque. Certes l’homme a la capacité d’aspirer au bien, mais il est incapable de l’atteindre dans sa totalité, de même qu’il ne peut atteindre la beauté parfaite puisqu’il n’est qu’un homme. Si cette connaissance m’a empli d’une tristesse profonde, elle m’a également aidé à me supporter moi-même si bien qu’après m’être rendu compte que l’excessive sévérité des hommes du Portique dans la recherche de la vertu était aussi insupportable que l’excessive soif de plaisirs, j’ai fini par me contenter de suivre le chemin intermédiaire à la lisière des deux systèmes ; je ne suis à vrai dire jamais parvenu à le suivre, oscillant sans relâche d’un extrême à l’autre.

Et voici que soudain je comprenais les paroles de Matthieu : sans doute Jésus était-il venu apporter au monde une mesure nouvelle. Fils de dieu et homme à la fois, il avait vécu sur la terre et ressuscité des morts pour rendre témoignage de son origine divine. Une mesure nouvelle donnée par un homme serait seulement une mesure de plus parmi toutes les autres, sujette à discussions et exposée aux critiques des hommes ; en revanche, une mesure apportée par lui, inconcevable et indiscutable, serait la seule mesure véritable, celle capable de sauver l’homme s’il la faisait sienne.

Mais quelle était-elle ? Comment le savoir si le messager qu’il avait lui-même élu ne faisait que la pressentir ? En outre, elle était destinée aux seuls Juifs, qui se considèrent comme la nation élue de Dieu, se détachant ainsi de tous les autres. Et les Juifs eux-mêmes avaient abandonné leur roi.

Comme s’il eût suivi le cours de mes pensées, Matthieu dit soudain :

— Nous cherchons dans les ténèbres entre ce qui est d’avant et ce qui est nouveau, nous ne saisissons point encore son royaume. Nous avons le sentiment qu’il a choisi les Douze afin que nous régnions sur les douze tribus d’Israël. Ainsi, à travers le Messie, Israël étendra son pouvoir sur la terre entière. Nous ne pouvons laisser de côté les prophètes ni les Écritures ; la contradiction est si terrible qu’elle est hors de notre portée. Lorsqu’il purifia le temple, ne le nomma-t-il point la maison de son père ? Comment, dès lors, abandonnerions-nous l’alliance que Dieu fit avec Abraham et Moïse ? Tout Israël éclaterait en mille morceaux ! Voilà pourquoi nous ne pouvons ouvrir son chemin aux étrangers ni aux païens. Ce serait comme manger des mets impurs. Éloigne-toi de nous, tentateur !

— J’ai servi durant un certain temps chez les Romains, ajouta Zachée, et j’ai appris à les connaître. De ce fait, ma libération me paraît pleine d’agréments. C’est une grande merveille que de retourner dans le sein de ses pères après s’être égaré. Ne me tente point davantage, notre fardeau est déjà lourd !

Le spectacle de sa difformité et de son orgueil me firent rentrer en moi-même.

— Faites ce qui vous plaira. Je me suis abaissé devant vous comme un chien et je vois à présent que vous souffrez tous deux de l’avarice propre aux vôtres : vous voulez tout garder pour vous, en excluant tous les autres, même lorsque vous ignorez l’explication de ce qui est advenu. Je ne comprends pas plus que vous, mais je sais que si un dieu se fait homme, souffre et meurt d’une mort d’homme pour ressusciter ensuite, cela concerne l’humanité tout entière et non les seuls Juifs. Aussi ai-je l’intention de continuer à m’informer sur son mystère et à le chercher tout seul si je ne peux le faire en votre compagnie. Allez en paix !

Ils se levèrent tous deux et Zachée, sur les talons de Matthieu, me jeta un regard méfiant et chargé de haine. Matthieu, pour sa part, avait pris le masque de l’impassibilité.

— Ton idée est trop absurde et je ne la comprends point. Ni d’ailleurs comment le dieu d’Israël pourrait étendre son pouvoir sur toutes les nations de telle sorte qu’il n’y ait plus de haine entre elles. C’est impossible, il a dit lui-même qu’il y aurait beaucoup d’appelés et peu d’élus.

Il se mit tout à coup à se frotter le corps et le visage comme pour se débarrasser de toiles d’araignées.

— Cela n’a pas de sens, c’est œuvre du démon. Il nous a avertis que tous ceux qui l’appellent Seigneur ne méritent pas d’entrer dans le royaume. Je me souviens exactement de ses paroles : « Beaucoup me diront en ce jour-là : “Seigneur, Seigneur n’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé ? en ton nom que nous avons chassé les démons ? en ton nom que nous avons fait bien des miracles ?” Alors je leur dirai en face : Jamais je ne vous ai connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité. » Cela te condamne même si tu réussis des tours de magie en invoquant son nom. C’est à toi que tu porteras préjudice, non à nous qu’il a connus et connaît.

Je me mis à trembler de peur, me souvenant de quelle manière j’avais fait l’expérience de son pouvoir lors de ma rencontre avec l’aveugle sur le chemin, quand la pierre s’était métamorphosée en fromage dans sa main. Mes intentions n’étaient point mauvaises alors et j’espérais obtenir le pardon du Nazaréen sinon celui de ses disciples. J’admis cependant n’avoir pas le droit d’abuser du pouvoir de son nom puisque je ne le connaissais pas comme ses disciples.

— J’avoue ne pas le connaître suffisamment et n’avoir nul droit d’utiliser son nom, admis-je avec humilité. Mais tu m’as donné à réfléchir car Jésus de Nazareth n’est apparemment pas aussi pacifique ni aussi miséricordieux que je me l’étais imaginé, s’il exige que je m’arrache un œil ou me coupe un bras pour le suivre. Êtes-vous sûrs de l’avoir bien compris lorsqu’il proféra ces paroles ?

Matthieu ne répondit pas directement à cette question.

— Je ne pense point que mon Seigneur exige quoi que ce soit d’un étranger tel que toi qui seras damné. Je ne pense pas non plus qu’il y ait une place pour toi dans son royaume si tu ne reconnais pas en premier lieu le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ainsi que sa loi, pour chercher ensuite son chemin.

Je réfléchis. Pendant ce temps, Matthieu se trouvait sur le pas de la porte, Zachée collé à lui.

— Ah si je pouvais te croire ! m’exclamai-je désespéré. Il est arrivé qu’à Rome un citoyen acceptât la circoncision pour l’amour de la fille d’un Juif fortuné et se soumît à votre joug. Je pense que le chemin de Jésus de Nazareth vaut plus que la plus belle femme et la plus riche dot ! Pour trouver son royaume je serais prêt à faire n’importe quoi, mais quelque chose au fond de moi s’y oppose et ne peut te croire. Tu avoues toi-même te référer à l’ancienne mesure pour pallier ton incompréhension de la nouvelle.