Matthieu s’enveloppa dans son manteau, se couvrit la tête et s’enfonça dans les ténèbres de l’escalier, entraînant Zachée à sa suite. Aucun des deux ne me souhaita la paix. Lorsqu’ils furent partis, je m’écroulai sur mon lit si profondément accablé que j’eusse voulu être mort. Je serrai ma tête à deux mains, me demandant qui j’étais et comment j’avais pu en arriver là. Je pensai que le mieux serait de fuir cette fantasmagorique cité dominée par un dieu sans images et où rien ne se déroulait comme ailleurs : ici, nul n’a confiance en moi et tous me laissent à part parce que je suis Romain. Le royaume inconcevable de Jésus de Nazareth n’est point pour moi. Et si je m’en allais à Césarée, la ville romaine ? Je pourrais là-bas me distraire en fréquentant le théâtre et le cirque ou en jouant aux courses. Là-bas, je trouverais la joie en abondance.
J’eus alors une vision de moi-même tel que je serais une fois passées les années et je pouvais me contempler de l’extérieur : un homme au corps obèse, le visage gonflé, chauve et la bouche édentée, répétant avec entêtement la même sempiternelle histoire, portant une tunique souillée de vin et entouré de joueurs de flûte et de courtisanes tentant vainement de réveiller ses sens émoussés. Tel serait mon avenir si je retournais en arrière et suivais de nouveau le chemin intermédiaire. Puis, à la fin, les flammes du bûcher, la cendre et les ombres.
Je n’éprouvai nulle révolte contre cette vision bien qu’elle fût plus horrible et repoussante que ce que m’avait peint ma philosophie. Il était en mon pouvoir de m’y conformer, mais je n’osai le faire : une autre éventualité s’était à présent offerte à moi, celle qui m’avait poussé d’Alexandrie à Joppé, de Joppé sur la colline des crucifiés, devant Jérusalem, et plus tard dans un tombeau désert. Nul ne peut m’ôter cette vérité. Peu à peu, s’imposa de nouveau à mon esprit la conviction que tout cela n’était point advenu par hasard, mais pour rendre témoignage de ce qui jamais auparavant n’avait eu lieu en ce monde.
Depuis sa résurrection, son royaume demeure sur la terre. Dans ma solitude sans réconfort, perdu dans les ténèbres d’une cité ensorcelée, il me sembla que son royaume était tout proche de moi, à la portée d’un bras tendu, d’un pas, d’une poussée intérieure. J’éprouvai la tentation irrésistible d’appeler Jésus le Nazaréen, le fils de Dieu, mais je n’osai, étant étranger, recourir à la toute-puissance de son nom.
Une idée pourtant se fit jour en moi et me surprit à tel point qu’étourdi, je me dressai sur ma couche : si ses disciples, au lieu de se méfier de moi, m’admettaient à leurs côtés pour m’enseigner leur doctrine et tentaient de me faire croire aux miracles et à la résurrection de Jésus, alors l’esprit certainement en proie au doute, je ne cesserais de leur adresser des questions impertinentes, essayant de les pousser à se contredire.
En revanche, leur opposition pleine d’hostilité m’avait amené à croire avec plus d’obstination en la réalité du royaume et en la résurrection du Nazaréen, si bien qu’à présent mon esprit ne renferme pas le moindre doute au sujet de ces événements incroyables que je proclame et reconnais vrais. Quant aux disciples, ils ont trop reçu d’un seul coup pour être en mesure de tout assimiler tandis que moi, en comparaison, je n’ai reçu qu’un petit, un minuscule grain de sable. Mais, grâce à la vie que j’ai menée et à ma philosophie, je suis assez mûr pour recevoir la mesure nouvelle puisque, d’une part celle de l’homme ne me satisfait plus et que, d’autre part, je ne suis point attaché à l’ancienne par le joug des traditions et de la loi judaïque.
L’huile de la lampe s’étant consumée toute, la flamme vacilla, vira au bleu et s’éteignit, dégageant une odeur de brûlé. Je ne ressentis nulle peur de la nuit ou de la solitude comme cela se produit parfois lorsque s’éteint la lampe. Les ténèbres étaient en dehors de moi car, en fermant les yeux, j’aperçus une lumière en moi que je n’avais jamais vue, comme si une autre paire d’yeux, veillant à l’intérieur de moi-même, contemplait une brillante lumière, tandis que mes yeux extérieurs fermés par les paupières voyaient seulement l’obscurité.
Je me souvins alors du jardinier que j’avais rencontré et j’entendis sa voix murmurer à mon oreille : « Je connais les miens et les miens me connaissent. »
Humble et tremblant, les yeux fermés, je prononçai à haute voix :
— Je n’ose dire que je te connais mais, du fond de mon cœur, je désire te connaître et que tu ne m’abandonnes jamais.
Je dis cela et voici que le silence se fit en moi, j’eus l’impression que tout advenait comme cela devait advenir, et qu’il était inutile de montrer de l’impatience. Le temps s’arrêta dans mon esprit et l’on eût dit qu’en même temps s’était arrêté le monde.
Une main posée sur mon épaule me tira de cet état de douce accalmie. J’ouvris les yeux en sursautant : j’étais toujours assis sur le bord de ma couche et mon propriétaire, entré dans la pièce sans que je m’en fusse rendu compte, portait une lampe et me touchait l’épaule.
Il posa la lampe près de lui, s’assit par terre et, secouant la tête d’un air préoccupé, se tripota la barbe avant de me demander :
— Que t’arrive-t-il ? Es-tu souffrant ? Pourquoi parles-tu seul dans le noir ? C’est un très mauvais signe et j’ai bien peur que tes visiteurs juifs ne t’aient jeté un sort et que tu ne sois plus le même à présent.
Parlant ainsi, il me ramena à la réalité de ce qui m’entourait. Mais son apparition ne me causait aucune gêne.
— Au contraire ! Je me sens mieux que jamais, car j’ai enfin compris qu’une vie simple est préférable à une vie pleine de complications. Les pensées torturantes ne me tourmentent plus et mes visiteurs, qui ne veulent rien avoir affaire avec moi, m’ont laissé avec ma propre paix. Ne crains donc rien pour moi, je suis guéri de tous mes maux.
Ma joie manifeste calma Carantès qui se mit alors à se lamenter sur lui-même :
— Le plus petit a maudit mon seuil et apporté l’inquiétude dans ma demeure. À présent, mes enfants pleurent en dormant et lorsque je me suis couché, j’ai eu l’impression d’avoir reçu de la pluie sur moi. C’est pourquoi je suis venu te voir et t’ai apporté une autre lampe afin que tu n’aies point de frayeur dans l’obscurité.
Je lui assurai n’éprouver aucune crainte dans la nuit.
— Il me semble que je n’aurai plus jamais peur des ténèbres et que je ne me sentirai plus seul, même s’il n’y a personne avec moi. Ce monde est capricieux et je renonce à l’expliquer par mon raisonnement. Tandis qu’en proie à un terrible accablement, je me trouvais aussi éteint que cette lampe dont l’huile s’est consumée, la joie est née soudain au fond de moi et je me sens si débordant d’allégresse que j’ai envie de te tirer la barbe afin que tu joignes ton rire au mien.
— Dans ce cas, suggéra Carantès, construis une maison, plante des arbres, marie-toi, fais des enfants et ta joie sera complète car alors seulement tu sauras que tu existes.
— Chaque chose en son temps, répondis-je. Je ne crois pas qu’il soit maintenant opportun de faire ce que tu suggères.
Ne voulant point le peiner, je ne fis nulle allusion au Nazaréen. Je m’aperçus que j’éprouvais une grande faim parce qu’en écrivant je n’avais rien mangé, et cela réjouit Carantès plus que tout ce que j’aurais pu lui raconter. Nous descendîmes tous les deux l’escalier et, pendant que les siens dormaient, nous nous mîmes à la recherche de pain, d’olives et de salades que nous mangeâmes ; puis nous bûmes ensemble le vin nécessaire pour que Carantès commençât à sourire.