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Huitième lettre

Marcus à Tullia !

Je ne cessais de sentir palpiter en moi cette joie sans mélange. Sans doute la devais-je à l’impression qui me pénétrait de m’être libéré : je ne ressentais plus en effet le besoin de me torturer en agitant de vaines pensées, et l’idée que quelque chose advienne à autrui en dehors de moi ne m’inspirait plus aucun sentiment de jalousie.

Après avoir tout consigné par écrit, je repris mes promenades par les rues de Jérusalem, flânant devant les échoppes des artisans du cuivre, des tisserands ou des potiers. Je pris un guide pour visiter le palais des Asmonéens, grimpai au haut des tours de celui que le roi Hérode a construit et montai également jusqu’au sommet d’une tour ancienne hantée seulement à présent par les chauves-souris. Mes pas m’ont conduit dans la cour du temple, au forum, et j’ai franchi les murailles afin de contempler la cité depuis les versants des montagnes. La vie a suivi son cours à Jérusalem comme si de rien n’était ; je pense que la plupart des habitants ont oublié dans la semaine la terrible mort du Nazaréen dont ils ne supportent plus d’entendre parler.

Je suis fatigué de cette ville dont les coutumes me sont étrangères et à laquelle je ne trouve rien de particulier, pas même son temple qui jouit pourtant d’une si extraordinaire réputation. Pour peu que l’on y réfléchisse, on s’aperçoit que toutes les grandes villes se ressemblent, seules les habitudes de leurs habitants varient. Les temples réputés sont tous identiques, même si les sacrifices et les rites religieux y sont différents. L’essentiel pour eux est d’amasser de l’argent, seule la manière de procéder n’est pas la même : si les Juifs vendent dans la première cour du temple des phrases de leurs textes sacrés artistiquement gravées sur des rubans de cuir que l’on accroche au bras ou sur le front, à Éphèse l’on vend habituellement aux voyageurs des statues miniatures d’Artémis et des talismans, et ceci, à mon avis, vaut bien cela !

Le second jour, regagnant mon logis par la ruelle sur laquelle tombait la nuit, je vis de loin Carantès qui semblait m’attendre se précipiter à ma rencontre.

— Quelqu’un t’a demandé et attend ton retour, dit-il en se frottant les mains d’un air malicieux.

— Qui m’attend ? demandai-je joyeusement surpris.

Carantès ne put se contenir plus longtemps et laissa échapper un éclat de rire.

— Ah ! Que je suis heureux de constater que tu es complètement guéri et que tu vis comme tout le monde ! Je ne t’interroge point au sujet de tes allées et venues mais, pour éviter les médisances je l’ai cachée dans ta chambre. Elle s’est assise par terre bien honnêtement, recouvrant ses pieds avec son manteau. Tu aurais pu en trouver une plus séduisante, mais à chacun ses goûts et elle n’est pas si mal, elle a de beaux yeux pour le moins.

Je déduisais de ses insinuations qu’une femme m’attendait, mais je n’imaginai point qui cela pût être. Je montai donc rapidement dans ma chambre et ne reconnus point la femme qui, à mon arrivée, se découvrit timidement le visage et me regarda d’un air familier. Je l’avais vue seulement dans l’obscurité et ne pus la reconnaître avant d’entendre sa voix.

— Sans doute ai-je mal agi en venant te faire cette visite, je ne voudrais pas nuire à ta réputation. Une femme de ma condition se doit d’ignorer l’homme avec lequel elle s’est entretenue durant la nuit. Mais j’ai quelque chose à te dire qui va te surprendre.

— Marie de Beerot, répondis-je, je te connais mais j’ignorais que ton visage fût si beau et si brillants tes yeux. Je n’ai que faire de ma réputation et me réjouis de ta visite, bien que je n’arrive point à comprendre comment tu as su me trouver.

— Ne parle pas de mon visage ni de mes yeux car ils sont la cause de mon malheur, répliqua-t-elle. La ville est plus petite que tu ne crois, nombreux sont ceux qui te connaissent et savent la curiosité obstinée que tu manifestes à l’égard de choses qui ne te concernent point. Ainsi donc, tu as rencontré l’homme à la cruche, même s’il ne t’a point apporté la joie que tu en attendais.

Je crus sincèrement qu’elle était venue chez moi pour recevoir quelque récompense pour son conseil.

— Il va sans dire que je reconnais être en dette vis-à-vis de toi ! m’empressai-je de lui dire.

Marie de Beerot eut un mouvement résolu de la tête.

— Non ! Non, tu ne me dois rien, fit-elle, c’est moi au contraire et c’est la raison pour laquelle je suis venue chez toi sans en être priée.

Je la regardai. Les motifs de sa présence restaient encore obscurs, de même que je ne comprenais pas ce qu’elle attendait de moi. Je remarquai, en voyant son gracieux visage arrondi de jolie fille d’Israël, qu’elle était plus jeune que je ne l’avais pensé tout d’abord ; en outre, rien dans son allure ne trahissait sa profession.

Carantès qui, curieux comme une pie, avait marché sur mes pas, toussa discrètement du seuil de la chambre où il se tenait pour attirer mon attention.

— Le repas est prêt, dit-il. Mais évidemment, il peut attendre si tu préfères te divertir avec ton amie. Un mot de toi et je vous apporte de l’eau et du linge propre ; tu pourras toi-même vérifier que nul n’a mis le nez dans tes affaires et que rien n’est caché sous ses jupes !

Marie de Beerot devint toute rouge et, pleine de honte, fixa son regard sur le sol.

— Tu fais erreur, mon cher hôte ! Nous ne nourrissons pas les projets que tu nous prêtes ! intervins-je. Tu peux laisser ta femme ou ta fille nous servir, ou bien servir toi-même si tu crois que c’est plus prudent. J’ai grand-faim et dînerai en compagnie de ma visiteuse.

Cette dernière sursauta et, levant les mains, s’écria, la mine horrifiée :

— Non ! Un homme ne peut partager son repas avec une femme et encore moins avec une femme de mon espèce. Mais permets-moi de te servir tandis que tu manges ; je mangerai ensuite avec plaisir ce qui restera.

Carantès lui jeta un regard plein d’indulgence.

— Je vois que tu es une jeune fille sensée et bien élevée si le Romain, quant à lui, ne connaît point encore suffisamment les usages du pays. Ma femme préférerait perdre la vie plutôt que te servir et je ne peux non plus permettre que ma fille soit témoin de choses qu’une jeune fille dépourvue d’expérience ne doit point voir. En revanche, tout est différent si tu gardes les yeux baissés et descends chercher le repas pour le servir ensuite telle une servante qui mangera ce qu’il laisse.

« Tu sais que je n’ai point de préjugés, ajouta-t-il à mon intention, mais tout a une limite. Si elle était arrivée dans une litière et vêtue de tissus de couleurs ou de soie brodée de fils d’or, le cou orné de bijoux en or et laissant tomber des gouttes de parfum dans l’escalier, j’aurais considéré comme un honneur le fait de la servir moi-même malgré le souci qu’alors tu m’aurais fait faire. Mais cette fille pleine de bon sens sait à quelle classe elle appartient et ne te procurera nul ennui.

Il enjoignit à la jeune fille de le suivre, et après un certain temps elle remonta avec le repas. Suivant la coutume des servantes, elle avait retroussé son manteau en le maintenant à la ceinture, si bien que je voyais ses jambes nues jusqu’au genou. Elle me conduisit à la terrasse, versa de l’eau sur mes mains qu’elle essuya avec un linge propre, puis, lorsque je fus installé, ôta le couvercle du plat en terre et plaça le pain à ma portée.

— Mange, ô Romain, invita-t-elle. La joie remplira les yeux de ton esclave à chaque morceau que tu porteras à ta bouche. Hélas ! Que ne suis-je ton esclave pour toujours !

Mais comme elle dévorait le pain des yeux, je la contraignis à prendre place à côté de moi, trempai un morceau dans la sauce piquante et le mis dans sa bouche. Ainsi ne lui resta-t-il plus qu’à partager mon repas et, malgré sa résistance, après avoir refusé par trois fois, elle consentit à mettre sa main dans le plat chaud et à manger.