Lorsque nous eûmes terminé, elle appuya sa tête sur mon bras et me baisa la main.
— Tu es bien comme l’on m’avait dit et comme je t’imaginais après avoir parlé avec toi près de la porte, cette nuit-là. Tu traites la femme comme une égale, bien que, soit dit entre nous, elle ne vaille souvent pas plus qu’un âne ou qu’un animal. Lorsque lui naît une femelle, l’homme secoue ses vêtements et ne jette pas un seul regard à la créature pas plus qu’il n’adresse une parole aimable à son épouse.
Les yeux absents, elle poursuivit :
— À la campagne, la vie d’une femme est vouée au malheur, et si elle est jolie, on la marie avec un vieux sous l’unique prétexte qu’il possède plus de terres et de vignes que les autres. Ma vanité m’a conduite à ma perte ; je commençai par me contempler dans l’eau de la cruche, puis suivis au champ le premier étranger qui m’offrit des rubans multicolores et des perles en murmurant de vaines promesses à mon oreille. Mon histoire est brève et simple, cela ne vaut pas la peine d’en parler davantage, car tu n’auras point de mal à deviner le reste tout seul. Si je vivais dans un autre pays, je crois que je me tirerais aussi bien d’affaire que les autres filles de ma condition, du moins tant que je serais jeune. Mais, bien que je sois maudite et abandonnée, je suis toujours une fille d’Israël et mon péché est pour moi si accablant que je donnerais n’importe quoi pour retrouver ma pureté. Le dieu d’Israël est un dieu de colère et une femme impure ne vaut pas plus à ses yeux qu’un chien ou qu’une montagne d’immondices.
— Marie de Beerot, dis-je pour la consoler, je ne crois pas que tu sois plus pécheresse que beaucoup d’autres comme toi obligés de vivre dans ce monde.
Elle me regarda de ses yeux noirs et remua légèrement la tête.
— Tu ne comprends pas ! regretta-t-elle. À quoi me sert de penser que je ne suis pas la plus pécheresse si je me connais et sais que mon corps est habité seulement de vers et d’angoisse ? Un seul homme aurait pu m’aider, celui qui ne condamna même pas la femme surprise en adultère, mais la prit en pitié et la sauva des mains de ceux qui voulaient la lapider. Il bénissait les petits enfants ainsi que les femmes, et il n’y avait point de péché en lui. Je l’ai seulement regardé de loin, car ses compagnons ne m’auraient pas laissée approcher. Il a guéri ceux qui étaient infirmes et sans doute m’aurait-il guérie moi aussi dont le cœur est malade et qui ai honte de moi-même et de ma vie.
— Je sais de qui tu veux parler, dis-je.
Marie de Beerot approuva d’un signe de tête.
— Oui, mais les justes, les érudits et ceux qui sont sans péché l’ont cloué sur la croix. Il a ressuscité ensuite pour apparaître à ses amis, je le sais de source sûre même si cela semble incroyable, et l’on m’a soutenu que toi-même ne l’ignores pas bien que tu sois un étranger méprisé. C’est pour cela que je suis venue te voir.
Elle éclata soudain en sanglots, se jeta à mes pieds et m’adressa cette prière en étreignant mes genoux :
— Je t’en supplie, emmène-moi avec toi et partons ensemble le chercher en Galilée ! Tous ceux qui l’ont pu ont quitté la ville aujourd’hui pour se rendre en Galilée. Même les femmes sont parties ! Il est apparu la nuit dernière à ses messagers et leur a promis de les précéder sur le chemin de la Galilée ; ils le verront là-bas et peut-être que moi aussi je pourrais le voir si tu consens à m’emmener avec toi.
Je la secouai par les épaules, l’obligeai à se relever et à s’asseoir de nouveau.
— Ne pleure pas ! dis-je avec agacement. Et cesse de crier des phrases incompréhensibles ! Raconte-moi ce que tu sais et nous aviserons ensuite.
Marie sécha ses larmes et quand elle se fut convaincue de mon attention, elle reprit son calme.
— Tu te souviens de la femme riche qui possède un élevage de colombes et qui marchait à sa suite. Elle te comprend et sait que tu cherches avec ferveur le nouveau chemin, mais on lui a formellement interdit de te revoir parce que tu n’es pas un fils d’Israël. C’est elle qui m’a conseillé de recourir à toi car tu es en butte au mépris comme moi puisque tu es romain. Elle ne peut m’amener avec elle, mais elle a dit que le maître connaît bien ceux qui peuvent entendre sa voix. Cette nuit, les Onze étaient réunis dans la chambre haute que tu as vue et Jésus en personne leur est apparu, passant à travers les portes closes comme la nuit qui suivit sa résurrection. Cela tu le sais déjà. Il leur assura que c’était bien lui en chair et en os et laissa Thomas toucher ses plaies afin que tous croient qu’il a ressuscité des morts. Sans expliquer aux femmes ce que le maître avait dit, les disciples ont apprêté leur départ, Jésus leur ayant annoncé qu’il les précéderait en Galilée. Ils ont donc quitté la cité en groupes de deux ou de trois et les sentinelles les ont laissés passer sans les inquiéter ; les femmes sont parties également, ainsi que plusieurs de ceux qu’il a guéris et Simon de Cyrènes. Ils sont tous convaincus de le trouver en Galilée.
Ce que Marie achevait de me raconter me parut digne de foi et en réfléchissant je crus également que Marie de Magdala était bien disposée à mon égard, même si elle n’osait pas venir me voir à cause des disciples.
— Mais pourquoi justement en Galilée ? demandai-je. Que doit-il se passer là-bas ?
Marie de Beerot secoua la tête et répondit :
— Je ne sais. Mais quel besoin avons-nous de le savoir ? Ce qu’il dira ne nous suffit-il pas ? Ils avaient tous une telle hâte que, dès l’ouverture des portes, au petit matin, les premiers groupes se sont éloignés.
Elle me toucha le genou avec timidité.
— Prépare-toi aussi à quitter Jérusalem et permets-moi de t’accompagner en te servant, car nul autre ne veut m’emmener avec lui et je ne puis me rendre en Galilée toute seule ; je n’ai pas d’argent pour m’offrir un guide et seule, je suis sûre de tomber aux mains des légionnaires ou des brigands.
J’aurais beaucoup aimé la croire et il ne faisait aucun doute qu’elle n’essayait point de m’induire en erreur délibérément, la force de son désir étant le meilleur garant de sa sincérité. Elle ne m’avait rapporté cependant que ce qu’elle avait entendu dire et, en ces jours de confusion, si nombreuses courent les rumeurs qu’il est aisé de s’y perdre.
Aussi jugeai-je nécessaire de chercher confirmation de ces bruits auprès d’autres personnes. En outre la prière de Marie me mettait dans l’embarras, car je n’avais nulle envie de prendre à ma charge une inconnue pour un voyage rempli d’embûches et dont ni le but ni le résultat n’étaient pour moi très clairs.
Marie remarqua mon hésitation, et détourna le regard avec tristesse.
— Je comprends, murmura-t-elle, tu n’as pas besoin de me donner d’explications. Évidemment ! Que penseraient tes amis romains si l’ami du gouverneur voyageait en compagnie d’une jeune Juive d’humble condition ? J’ai eu tort, je le sais, de te le demander, mais tu es le seul homme qui m’ait donné sans rien exiger de moi et c’est la raison pour laquelle j’ai fait appel à toi.
Elle dit, et l’écoutant parler, j’eus honte de moi et de mes soucis de bien-être alors que j’étais libre, riche et n’avais de compte à rendre à personne. Si Marie devenait une charge trop pesante, il serait toujours temps de la quitter en lui laissant quelque argent, mais s’il était vrai que Marie de Magdala me l’eût envoyée, elle pourrait m’être utile pour rencontrer le ressuscité en Galilée au cas où il se trouverait vraiment là-bas.
— Tout cela n’est pas plus sûr que de construire un pont avec une paille pour gagner l’autre rive ! Mais toi, tu connais les doux de la terre et je crois ton désir de rencontrer le roi des Juifs ressuscité aussi ardent que le mien. Je me montrerais aussi cruel et impitoyable que ses disciples si je te repoussais de la même manière qu’ils m’ont repoussé. Peut-être ne voudra-t-il pas non plus de nous, mais cette idée ne doit point nous empêcher d’essayer.