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Il n’y a guère plus de deux étapes de légion de Joppé à Jérusalem, mais naturellement la marche en terrain montagneux fatigue davantage le voyageur qu’en terrain plat. Peu importe cependant, car la Judée est une fort belle région, pleine de vergers que l’on prend grand plaisir à traverser. Dans les vallées, les amandiers déjà avaient perdu leurs fleurs mais la garrigue offrait les siennes le long du chemin, petites fleurs aux douces fragrances pénétrantes. J’étais reposé, comme rajeuni, et j’éprouvais autant de bonheur à cheminer ainsi qu’au temps de mes jeunes années lorsque je m’adonnais à quelque discipline sportive.

Aussi bien grâce à mon éducation qu’à la prudence que j’ai acquise au cours des tribulations de ma vie, j’attache peu de prix aux formes extérieures. Je préfère ne me détacher de la masse ni par ma conduite ni par mon habillement. Je ne ressens nul besoin de serviteurs ou de messagers pour annoncer mon arrivée, et, sur la route, lorsque passaient au galop les seigneurs, houspillant leurs montures et leurs esclaves, je me mettais humblement sur le bas-côté avec mon âne. J’aimais mieux contempler les mouvements si pleins d’intelligence des oreilles de ce dernier quand il me regardait que parler avec les personnes distinguées qui s’arrêtaient parfois pour me saluer et me prier de les accompagner.

Les Juifs cousent des franges aux bords de leurs manteaux, c’est à cela d’ailleurs qu’on les reconnaît de par le monde car pour le reste, ils sont vêtus comme les autres mortels. Mais ce chemin, que Rome a transformé en une excellente route militaire, est si ancien et a vu passer tant de gens de tant de pays, que personne ne me remarqua malgré l’absence de franges à mon vêtement. À l’étape, on me donna comme à tout-un-chacun de l’eau pour que boive mon âne et que je me lave les mains et les pieds. Les serviteurs n’avaient guère le temps, au milieu de l’agitation générale, de faire des distinctions entre Juifs et étrangers ! Il régnait une atmosphère de fête comme si, à l’instar des Juifs, tous les hommes s’étaient mis en chemin pour célébrer leur délivrance de l’esclavage du pays d’Égypte.

J’aurais pu arriver à Jérusalem dès la seconde nuit du voyage à condition de me presser. Mais étant étranger, je ne me sentais point concerné par la hâte que témoignaient les pèlerins. Je me délectais à respirer l’air pur des montagnes de Judée et ne me lassais pas de contempler leurs flancs couverts de fleurs de toutes les couleurs. Après la joyeuse vie que j’avais menée à Alexandrie, mon esprit était comme libéré et je jouissais pleinement de chacun de ces instants ; le pain me paraissait plus savoureux que toutes les gourmandises d’Égypte, et pour garder toute l’acuité de mes perceptions, je n’ajoutai pas une seule goutte de vin à l’eau tout au long du voyage : l’eau pure était pour moi le meilleur des nectars.

J’allais par le chemin au gré de mon humeur. Ainsi la mélodie du chalumeau des bergers, lorsqu’ils rassemblent leurs troupeaux au crépuscule, me surprit assez loin de Jérusalem. J’aurais pu, après un moment de repos, poursuivre ma route au clair de lune pour atteindre mon but, mais l’on m’avait tant vanté le spectacle merveilleux qu’offre Jérusalem au voyageur qui arrive de l’autre côté de la vallée, avec son temple scintillant de tout son or dominant la colline et la blancheur de ses marbres resplendissant au soleil, que c’est ainsi que je voulais voir pour la première fois la ville sacrée des Hébreux.

C’est pourquoi, à la grande surprise de mon âne, je quittai le chemin pour échanger quelques mots avec un berger qui, dans le couchant, conduisait son troupeau de moutons à l’abri d’une grotte à flanc de montagne. Il s’exprimait dans un patois local, mais il comprit mon araméen et m’assura qu’il n’y avait point de loups dans la région. Il n’avait pas de chien pour protéger ses brebis des bêtes sauvages, se contentant de dormir lui-même à l’entrée de la grotte pour en éloigner les chacals. Sa besace contenait seulement du pain d’orge noir et une grosse boule de fromage de chèvre ; il parut fort satisfait lorsque je partageai avec lui mon pain de blé, ma guimauve, mes figues sèches ; mais, quand il se rendit compte que je n’étais pas de la même religion que lui, il refusa la viande que je lui offrais. Il ne s’éloigna point de moi cependant.

Nous soupâmes près de l’entrée de la grotte et mon âne se mit à brouter alentour. Le monde se teinta du violet intense des anémones de montagne, puis la nuit tomba et les étoiles scintillèrent dans le ciel. L’obscurité amena avec elle un peu de fraîcheur et de l’abri me parvenait la chaleur dégagée par les brebis. L’odeur de laine s’accentua mais ce n’était pas du tout désagréable, bien plutôt accueillant comme un parfum d’enfance et de foyer. Et mes yeux se remplirent de larmes, mais je ne pleurais pas sur toi, ô Tullia ! Je crus alors que je pleurais à cause de la fatigue du voyage qui avait épuisé les forces de mon corps affaibli ; mais sans doute versai-je ces larmes sur moi-même, sur toute ma vie passée, tout ce que j’avais perdu et tout ce qui était encore à venir. À ce moment précis, je me serais penché sans la moindre crainte pour boire à la fontaine de l’oubli.

Je dormis à la belle étoile devant la grotte, le firmament en guise de toit comme le plus humble des pèlerins. Mon sommeil fut si profond que le berger avait déjà gagné la montagne avec son troupeau lorsque j’ouvris les yeux. Je ne me souviens pas avoir rêvé d’aucun présage, mais au réveil, tout, l’air et la terre, me parut différent. Le flanc de la montagne exposé à l’Occident était encore dans l’ombre tandis que le soleil illuminait déjà les pentes des collines d’en face. J’avais l’impression que l’on m’avait roué de coups et ressentais une très grande lassitude qui m’ôtait toute envie de bouger. L’âne remuait la tête paresseusement. Je ne parvenais pas à comprendre ce qui m’arrivait : mon épuisement était-il donc si grand qu’une randonnée de deux jours suivis d’une nuit à la dure pussent m’abattre à ce point ? Puis je pensais que le temps sans doute allait changer, car j’ai toujours été sensible à ses variations comme aux songes et aux augures.

Ma peine était si lourde que je fus incapable de manger. Je bus à la gourde deux gorgées de vin qui ne me firent nul effet. J’en vins à craindre d’avoir bu une eau frelatée ou contracté quelque maladie.

Au loin, sur le sentier, des voyageurs gravissaient le versant de la montagne. Je mis un temps assez long à vaincre mon inertie. À grande peine, je me résolus enfin à charger l’âne et regagnai la route. Il me fallut faire un grand effort pour grimper la côte mais, une fois parvenu au sommet, je compris enfin la raison de mon état. Un vent sec et brûlant me frappa le visage. C’était le vent du désert. Ce vent qui se lève pour souffler sans trêve ni repos, apportant aux humains la maladie et la migraine, ce vent qui siffle sans relâche sous les portes, par toutes les failles et tous les orifices des maisons. Quand le souffle du désert passe sur les humains, la nuit, les volets claquent et les femmes sont prises de nausée.

En un instant, le visage et la gorge me brûlèrent. Le soleil, déjà haut dans le ciel, n’était plus qu’une boule incandescente. Enfin je vis surgir de l’autre côté de la vallée la ville sainte des Hébreux, ceinturée de murailles. Les yeux enflammés et la saveur salée du vent dans ma bouche, je découvris les tours du palais d’Hérode, les maisons agglutinées tout au long des collines entourant la capitale, le théâtre, le cirque, puis, dominant l’ensemble, le temple avec ses remparts, ses bâtiments, ses portiques, brillant de blancheur et d’or.