— Présente-moi cet oiseau rare ! m’écriai-je, en soupçonnant Aristhènes de me tendre un piège.
Mais il me conduisit dans la cour, tout en se riant de ma méfiance, où il me montra Nâtan : les cheveux coupés, pieds nus, hâlé par le soleil, il portait un manteau blanc très sale. Lorsqu’il leva la tête vers moi, ses yeux me parurent les yeux les plus tristes que j’aie jamais vus mais je ne sais pourquoi, il m’inspira aussitôt confiance.
Je priai Aristhènes d’expliquer mon affaire à Nâtan, mais le banquier levant les bras s’éloigna en riant et regagna son bureau où il ordonna au scribe de compter l’argent et de rédiger l’ordre de paiement à l’intention de son représentant de Tibériade. On eût dit qu’il désirait se laver les mains de cette question et un nouveau regard sur Nâtan me révéla que je n’avais, pour le moins, pas affaire à un espion.
— Nâtan, je suis Marcus, citoyen romain. Je désire me rendre en compagnie d’une femme à Tibériade. Je veux voyager de la façon la plus simple possible et sans attirer l’attention. Mon prix sera le tien et je te confierai ma bourse durant le trajet.
Le guide leva les yeux pour regarder mon visage, puis mes pieds comme pour jauger mes aptitudes de marcheur. Il se contenta ensuite de hocher la tête sans dire un mot. Il me parut cependant surprendre une lueur d’étonnement dans son regard.
— Je pense que trois ou quatre ânes nous suffiront, poursuivis-je. Ma compagne et moi-même avons besoin de tapis pour dormir et d’ustensiles de cuisine. Trouve donc ce qui te semblera nécessaire et viens à midi à la maison du mercier Carantès, dans la ruelle des merciers près du palais des Asmonéens.
Une nouvelle fois l’homme hocha la tête, puis il laissa tomber une branche d’arbre à moitié écorcée qu’il tenait dans sa main ; la cassure étant tombée dirigée vers le haut, il hocha la tête pour la troisième fois. Comme me l’avait annoncé le banquier, ce n’était point un bavard et après les questions d’Aristhènes, il ne me déplut pas qu’il ne me demandât rien. Je rentrai dans l’édifice afin de prendre congé.
Le banquier, tout à son rôle, m’expliqua l’état de mon compte et laissa à son secrétaire le soin de me remettre la bourse et la lettre de crédit.
— Bon voyage ! souhaita-t-il. Nous nous reverrons ici à Jérusalem lorsque tu reviendras.
Je retournai dans la cour où je remis la bourse à Nâtan qui la soupesa, l’accrocha à sa ceinture, réfléchit un instant en observant la position du soleil pour enfin sortir sans plus d’explications. Je restai cloué de stupéfaction de le voir s’éloigner ainsi, tant notre marché et son comportement étaient différents de ceux que l’on a coutume de rencontrer au cours d’échanges commerciaux dans les pays d’Orient. Je ne pensai point cependant qu’un tel homme pût me tromper.
Pour ma part, je me dirigeai vers le quartier situé près des remparts où j’avais suivi dans les ténèbres de la nuit l’homme qui portait la cruche d’eau. Gravissant des escaliers et des venelles tortueuses, je montai peu à peu le long de l’antique muraille jusqu’à la porte que nous avions franchie ensemble. Malgré la ferme résolution que j’avais prise de ne plus jamais déranger les messagers qui m’avaient chassé de leur présence, je voulais m’assurer de leur départ de la cité.
Il me sembla reconnaître la maison dans laquelle j’étais entré ; sa lourde porte était entrouverte, mais il n’y avait aucun mouvement dans la cour. Je fus soudain pris de peur, une peur que je ne pouvais m’expliquer mais qui m’empêcha de franchir le seuil si bien que, sans savoir pourquoi, je passai sans m’arrêter devant la maison. Puis je retournai sur mes pas, mais il me fut impossible d’entrer et je crois que, même si je l’avais voulu, je ne l’aurais pu.
J’hésitai un moment, puis me résolus à faire demi-tour. J’étais en colère contre moi-même, m’accusant de manquer de courage tout en m’étonnant de la solitude du quartier où je n’avais en effet croisé que fort peu de passants. Près de la muraille, j’entendis une espèce de battement monotone : c’était un mendiant assis par terre qui, trop orgueilleux pour m’adresser la parole, s’efforçait ainsi d’attirer mon attention en frappant une pierre avec son bâton.
Je m’étais rendu compte qu’il était préférable de ne point donner d’aumône aux pauvres : sinon, ils me poursuivaient en boitant et gémissant et je n’arrivais plus à m’en défaire. Mais ce mendiant, auquel il manquait un pied, me regardait en silence, et cessa son battement dès qu’il s’aperçut que je l’avais remarqué. Je m’arrêtai alors et jetai une pièce devant lui.
Il s’en saisit sans remercier.
— Que cherches-tu, ô étranger ? demanda-t-il. Assis sans pied à même le sol, je vois beaucoup de choses, même celles que les gens ne veulent pas que je voie.
— Dans ce cas, donne-moi un signe, le priai-je.
— Des préparatifs pour un voyage, une sortie précipitée sont les seuls signes que je connaisse, répondit le mendiant. Même des hommes qui n’aiment guère montrer leur face durant le jour ont quitté les lieux, des pêcheurs, à ce que je sais ; sans doute sont-ils pressés de retirer leurs filets. Ce signe te convient-il ?
— Bien plus que tu ne crois, dis-je en jetant une autre pièce.
Le misérable s’en empara et contempla mes traits comme s’il cherchait à me reconnaître.
— N’es-tu pas l’homme qui conduisit une nuit un aveugle et lui fit don de son propre manteau près de la porte de la Fontaine ? interrogea-t-il soudain. S’il en est ainsi, je te conseille de faire l’achat d’un filet et de partir derrière les autres. Peut-être le temps est-il propice à la pêche.
La gorge nouée, je sentis frémir mon cœur dans ma poitrine.
— Qui t’a chargé de me parler de la sorte ? demandai-je.
Le mendiant sans pied secoua la tête.
— Nul ne m’a chargé de dire cela ! cria-t-il. C’est l’amertume qui me fait parler car si je n’étais pas infirme, moi aussi je partirais à l’instant pour la Galilée ! C’est comme une chanson et un cri d’allégresse : en Galilée ! En Galilée ! Mais moi je ne puis y aller !
— Ton langage n’est pas celui d’un mendiant.
— Je n’ai pas été mendiant toute ma vie, rétorqua-t-il avec orgueil. Je connais les écritures et, assis sans pied dans la poussière et la saleté de la rue, il m’est beaucoup plus facile de comprendre et de croire ce qu’un homme pourvu de tous ses membres intacts a du mal à comprendre et à croire. Cette folie m’a déjà valu des coups sur la bouche et il vaudrait mieux que je me taise, mais je n’ai pu résister à la tentation lorsque j’ai remarqué avec quelle timidité tu contemplais cette maison que j’ai moi-même regardée de loin.
— En Galilée donc ! m’exclamai-je. Tu m’as redonné courage.
— Oui ! En Galilée ! reprit-il avec ferveur. Et si tu le rencontres, prie-le de nous bénir, nous les plus petits de ses frères, nous que les savants frappent sur la bouche.
Je le touchai à l’épaule et à la main.
— Tu seras certainement plus proche du royaume que moi, dis-je, bien que mes pieds puissent me porter jusqu’en Galilée. Bénis mon voyage et moi-même qui désire être doux et humble de cœur.