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Il sourit avec mélancolie et, levant son regard vide vers moi, se mit à chantonner quelques mots en hébreu qu’il répéta ensuite en araméen afin que je pusse les entendre :

— Je sais que mon Rédempteur est vivant. Je demeurerai le dernier sur cette terre et lorsqu’ils m’auront dépouillé, alors je verrai Dieu.

Il n’ouvrit plus la bouche, se couvrit la tête et s’inclina jusqu’à terre. De mon côté, je n’osai lui parler davantage, frappé par la distance qui le séparait de l’aveugle que j’avais guidé : le malheur avait fait de l’un un être méchant et plein d’amertume, tandis que l’autre, après avoir tout perdu, mettait son espérance dans l’avenir comme si son passé ne l’avait frappé que pour le séparer de son dieu. Il acceptait avec résignation son infirmité et l’attente dans la crasse de la rue, et grâce à lui je pénétrai plus profondément le sens de l’humble espoir des doux de la terre.

Pensif, je regagnai la ville basse et en approchant de la maison du Syrien Carantès, il me semblait avoir des ailes. Le doux enthousiasme de l’espérance avait empli mon âme de réconfort, et en moi résonnait la chanson et le cri d’allégresse : « En Galilée ! En Galilée ! » qui couvrait toute autre pensée.

Je ne pus toutefois monter directement dans ma chambre, mais fus obligé de rester assis sur le pas de la porte pour attendre ; en effet, la femme du Syrien était là-haut avec sa fille pour aider Marie à s’habiller.

— Tu connais les femmes, expliqua Carantès, elles n’ont pas pu résister à la tentation devant les jolis vêtements et les bijoux de pacotille que j’ai rapportés. Tout cela a convaincu mon épouse que Marie de Beerot n’est pas une mauvaise femme, mais plutôt une innocente jeune fille que tu désires sauver et convertir en une personne comme il faut.

— J’ai sans doute perdu le sens de la vertu et de la décence dans cette ville sans mesure. Chaque jour monte du temple jusqu’au ciel la fumée des sacrifices à la gloire du dieu sans image, comme si les sacrifices et les cérémonies de purification pouvaient réconcilier l’homme avec un dieu si redoutable qu’il n’est même pas permis de prononcer son nom à voix haute d’après ce que l’on raconte. Ici, les religieux sont trop pleins de piété et les impies dissimulent leur méchanceté dans leurs franges et leurs voiles de prières. J’accorde plus de crédit à Marie la pécheresse qu’aux prêtres qui vont vêtus de blanc dans le temple, car elle au moins reconnaît son péché et s’en repent avec sincérité.

— Mais qu’est-ce que le péché en définitive ? interrogea Carantès d’un air sceptique. Les jeunes filles, dans les villes de Syrie, constituent leur trousseau en faisant, pour la plus grande gloire de la déesse et moyennant une forte rémunération, la même chose que cette fille d’Israël qui, elle, n’avait pas d’autre ressource ! Là-bas, nos prêtres condamnent un pécheur à rester couvert de ses propres excréments assis un temps donné à l’orée du chemin pour que les autres se moquent de lui ; je n’ai jamais compris comment ce traitement peut jamais purifier quiconque de ses fautes ! Pas plus que je ne comprends ce qu’espèrent obtenir les prêtres de la terre mère lorsqu’ils se mettent à tourner jusqu’à perdre la tête au point de se taillader tout le corps ou de se faire castrer en l’honneur de leur déesse !

« Mais peut-être suis-je devenu un pauvre diable depuis le temps que je vis à Jérusalem ! Je me suis éloigné des dieux de mes pères et crains à présent le dieu sans image des Juifs.

« En tous cas, tant que mes affaires marcheront bien et que mon épouse ne me répétera pas plus de trois fois le jour que je suis mortel, je ne m’estimerai pas trop malheureux !

Je n’eus point l’occasion de lui répondre car son épouse et sa fille, bavardant avec feu, descendaient pour m’inviter à aller contempler la fiancée. Un tantinet intrigué par ce revirement d’attitude, je gravis l’escalier, entrai dans la chambre et demeurai, étourdi, devant Marie de Beerot : revêtue de ses nouveaux atours, elle paraissait encore plus jeune que la nuit passée ; elle portait à la taille un bijou bien plus qu’une ceinture, un diadème ornait son front, un collier de pierres multicolores ceignait son cou, de grandes boucles pendaient à ses oreilles et elle avait même une chaînette autour de la cheville. Le visage illuminé par la joie, elle s’exclama en me saluant :

— Pourquoi m’as-tu fait revêtir comme la fille d’un homme riche qui se rend à une fête ? demanda-t-elle. On m’a baignée, parfumée, on a lavé mes cheveux, je peux couvrir mon visage avec ce voile durant le trajet et ce manteau protégera mes vêtements de la poussière des chemins.

Elle essaya le voile et s’enveloppa dans son manteau, puis elle virevolta en faisant tintinnabuler ses bijoux. J’étais ému par son enthousiasme juvénile car on aurait dit que le fait de porter des habits neufs l’avait lavée de son passé dégradant.

Carantès monta également pour la voir et en homme qui admire son chef-d’œuvre, il toucha chaque pièce et chaque bijou, m’invitant à toucher à mon tour et m’annonçant le prix de chaque article comme s’il se fût agi de faire comprendre à Marie tout l’argent gaspillé pour une fille de son acabit ; son visage devint triste en entendant ce qu’elle me coûtait, sa joie s’éteignit et elle me jeta un regard plein de méfiance.

Je rendis grâce à Carantès pour ses peines et ajoutai quelques mots de courtoisie à l’adresse de son épouse et de sa fille, jusqu’au moment où tous les trois se rendant compte qu’ils étaient de trop dans la pièce, ils prirent congé en riant et se cachant la bouche avec la main. Restée seule avec moi, Marie, les yeux remplis d’effroi, alla s’appuyer contre le mur comme pour y chercher une protection.

— En vérité, que veux-tu de moi ? interrogea-t-elle. Une chose semblable m’est arrivée une fois déjà lorsque je m’enfuis de mon village natal ; alors que j’allais par les rues de la ville vêtue de sacs, je rencontrai une vieille femme qui m’amena chez elle et me fis revêtir de merveilleux habits ; je crus bonnes ses intentions jusqu’au moment où je découvris dans quel genre de maison j’étais tombée. Elle m’a frappée parce que je ne pus servir ses clients suivant leur attente et je ne réussis à lui fausser compagnie qu’au bout de trois jours. Mais je te croyais différent et j’ai prié pour toi en reconnaissance de ta bonté, car tu m’as laissée tranquille cette nuit alors que j’avais si peur. Je doute à présent de tes intentions à mon égard : pauvre et mal coiffée, sans doute que je n’étais pas assez jolie à ton goût !

— Ne crains rien, dis-je en riant pour la rassurer. Ce n’est pas le royaume de la terre que je désire, sinon pourquoi ne pas rester avec toi à Jérusalem ? Je sais trop par expérience que la passion terrestre est une tombe brûlante, qui n’apporte pas le plus léger soulagement mais nous consume d’autant plus que nous nous engloutissons en elle. Mon unique désir est d’atteindre l’autre royaume, celui qui est encore parmi nous, et c’est pour le chercher que j’irai avec toi en Galilée.

Mais elle n’apprécia guère mes aimables paroles. Ses yeux noirs se remplirent de larmes, elle frappa le sol de son petit pied et, arrachant son collier et son diadème les jeta par terre en criant :

— Je comprends maintenant pourquoi tu n’as pas daigné choisir toi-même mes bijoux mais en as chargé un autre à ta place. Ton indifférence me blesse et pour rien au monde je ne porterai ces breloques que tu n’as pas choisies personnellement, et même si je n’en ai jamais possédé d’aussi belles !

Elle avait tout de même tant de mal à s’en séparer qu’elle ne cessait des les arroser de larmes toujours plus abondantes. Puis elle frappa des deux pieds avec violence.