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— C’est inutile ! Je voyage sous le protection de Rome et n’ai donc rien à craindre.

— Alors je te donnerai une épée pour le chemin, dit-il avec soulagement. Tu as le droit de voyager avec une arme étant citoyen romain, mais pour plus de sécurité je vais demander au scribe de rédiger un permis de port d’armes car ta manière de t’habiller est un peu particulière maintenant que tu portes une barbe fort touffue.

Je me rendis donc auprès du maître armurier qui me donna une épée, puis achetai au scribe le permis, si bien que mon départ fut assez profitable à l’olivâtre commandant de garnison. Il me reconduisit courtoisement jusqu’au seuil et ne put dissimuler son sourire en me voyant fixer mon épée par-dessus mon manteau.

Mais Nâtan, lui, ne sourit point, et fit seulement un geste empreint de satisfaction lorsque nous reprîmes la marche. Nous contournâmes la zone du temple puis, après avoir traversé le Cédron, suivîmes le sentier en bordure du mont des Oliviers que je connaissais déjà jusqu’à Béthanie. Lorsque les contours de la ville se perdirent dans le lointain, je descendis de l’âne pour marcher à ses côtés. En arrivant au village, j’ordonnai à Nâtan de faire halte et me dirigeai vers la maison de Lazare. Je dus crier un moment avant que ce dernier ne sortît dans le jardin et ne répondît à mon salut. Je lui demandai des nouvelles de ses sœurs.

— Mes sœurs sont parties en Galilée.

— Pourquoi ne les as-tu point accompagnées ? interrogeai-je.

— Je n’ai rien à faire, moi, en Galilée, répliqua-t-il en secouant la tête.

— Mais on m’a dit que ton seigneur est parti devant tout le monde et vous attend en Galilée !

Lazare reprit sur le ton du reproche :

— Et que m’importe ? Moi, je m’occupe de mon jardin et reste auprès de mon tombeau.

Il bredouillait toujours et son regard restait dans le vague comme si la profondeur de ses réflexions l’eût empêché de les révéler à quiconque. Le froid m’envahit et je regrettai de m’être arrêté pour lui rendre visite.

— La paix soit avec toi, dis-je en m’éloignant.

— La paix ! répéta-t-il avec ironie. Si tu savais ce qu’est la paix, je crois que tu ne me la souhaiterais pas !

Il passa sa main jaunâtre sur son front et poursuivit :

— J’ai mal à la tête et l’esprit plein de trouble. J’ai eu peur en entendant que quelqu’un m’appelait par mon nom. La terreur s’empare de mon âme lorsque l’on m’appelle par mon nom. Écoute cette parabole : si toi et moi n’étions pas plus grands que la pointe d’une épingle, ou même plus petits encore, nous croirions être de la même grandeur qu’à présent puisque nous ne pourrions nous comparer qu’entre nous. Pour moi, cette terre et tout ce qui m’entoure est devenu de la taille de la pointe d’une épingle, et je n’arrive point à comprendre pourquoi Jésus a voulu naître, vivre et ressusciter dans ce monde de la taille de la pointe d’une épingle !

Je le quittai et rejoignis le chemin tout en songeant que son séjour dans la tombe avait dû troubler sa raison et qu’il était désormais incapable de penser comme les autres hommes. Nâtan me regarda du même air étonné que j’avais déjà eu l’occasion d’observer plusieurs fois, mais ne souffla mot. Nous reprîmes la route.

Nous arrivâmes à une vallée, puis traversâmes une rivière. Cheminant le long des pentes montagneuses, nous ne nous arrêtâmes qu’une seule fois près d’un puits pour permettre à nos ânes de se désaltérer. Le mutisme de Nâtan gagna également Marie, si bien que nous n’échangeâmes guère de paroles durant le trajet. Mais le silence du guide n’était point un silence malveillant. Au contraire : il dégageait une impression de tranquille confiance tandis qu’il conduisait le convoi. J’avais perdu toute colère à l’égard de la malade qui marchait derrière nous en tâchant de se faire oublier et même, lorsque les ombres s’allongèrent, je commençai à me préoccuper, me demandant si elle supporterait les rigueurs du voyage. Nâtan excitait sans relâche les animaux et marchait à grands pas comme s’il fût aussi pressé que nous-mêmes de se confronter à notre destinée. Je remarquai qu’afin d’éviter la Samarie il suivait le chemin des pèlerins de Galilée qui passe par Jéricho.

Lorsque s’allumèrent les premières étoiles dans le ciel, nous fîmes halte dans un hameau et Nâtan conduisit les bêtes dans la cour d’une auberge misérable dont nous dûmes nous accommoder également. Sans attendre, il déchargea les animaux avec dextérité, porta les tapis dans une pièce vide et fort propre, quoiqu’elle sentît le fumier. Suzanne alluma un feu dans la cour et entreprit de préparer le repas, en maniant les sonores ustensiles de cuisine ; elle assaisonna de la farine à laquelle elle mélangea des morceaux de mouton, puis posa le plat sur le feu ; tandis qu’il mijotait, elle alla chercher de l’eau et insista pour me laver les pieds ; elle lava également ceux de Marie qu’elle traitait avec le plus grand respect. Lorsque le repas fut prêt, elle me servit en premier, puis servit Marie. Une agréable sensation de bien-être s’empara alors de moi.

J’appelai Nâtan et m’adressai à lui et à Suzanne :

— Je ne sais si je vais heurter vos habitudes mais puisque nous voyageons ensemble et que nous devons dormir dans la même pièce, autant partager le même repas. Prenez donc place ici.

Ils se lavèrent les mains et s’accroupirent pour manger. Nâtan rompit le pain, puis le bénit à la manière judaïque et m’en donna un morceau sans se préoccuper des deux femmes. Il mangea peu et ne toucha pas à la viande. Tout en mastiquant, il gardait les yeux fixés dans le vague et je ne tentai point d’entamer une conversation avec lui. Il s’éloigna ensuite pour vérifier que tout allait bien du côté des animaux puis, s’étant emmitouflé dans son manteau et couvert la tête, il se laissa choir sur le sol devant la porte, nous signalant de la sorte qu’il était maintenant temps pour tout le monde de prendre du repos. Suzanne, après avoir dîné, se jeta à terre et tenta de me baiser les pieds en signe de remerciements pour avoir accepté de la prendre sous ma protection.

— Ce n’est point à moi mais à Nâtan que tu dois rendre grâces. J’espère que le voyage ne sera pas trop rude pour toi et que tu ne retomberas pas malade.

— Non ! répondit-elle. Nous autres, les femmes de Galilée, nous sommes fortes comme des bêtes de somme. J’étais malade de tristesse, mais la joie de revoir mon village natal au bord du lac de Génésareth me rendra la santé !

Le jour suivant, Nâtan sonna le réveil avant l’aube et nous fit si vite reprendre la route qu’avant d’être tout à fait réveillé, je me retrouvai assis sur mon âne, grignotant un morceau de pain tandis que l’aube teignait les montagnes de pourpre. Mais, à mesure que la lumière inondait la terre et que le soleil montait dans le ciel, mon âme se remplit d’allégresse. Les montagnes bleutées aux pentes couvertes d’oliviers d’argent et de vignes me semblaient resplendir de beauté ; et sans doute étions-nous étreints par le même sentiment car soudain, et à ma grande surprise, Nâtan se mit à chanter d’une voix rauque un psaume en hébreu.

J’interrogeai du regard Marie qui se contenta de remuer la tête en signe d’ignorance. Dans la voix de Nâtan où les aigus et les graves alternaient irrégulièrement, vibrait une profonde allégresse. Lorsqu’il se tut, je mis pied à terre et attendis d’être à la hauteur de Suzanne pour l’interroger. La femme posa sur moi des yeux pleins de confiance et dit :

— C’est une chanson pour les voyageurs. « Yahvé est ton gardien, ton ombrage, Yahvé à ta droite. De jour, le soleil ne te frappe, ni la lune en la nuit. Yahvé te garde de tout mal, il garde ton âme. Il te garde au départ, au retour, dès lors et à jamais. »

J’avais du mal à comprendre son dialecte. À son tour, elle se mit à chantonner les mêmes phrases dans sa langue, mouvant son corps en mesure jusqu’à ce que tout à coup elle éclatât en sanglots. Je la touchai à l’épaule.