— Ne pleure pas, ô Suzanne ! la consolai-je avec embarras. Dis-moi ce qui t’arrive et peut-être pourrai-je t’aider.
Elle me répondit :
— Non ! Je pleure de joie car je suis sortie de la peine la plus profonde, des portes de la mort pour de nouveau contempler la lumière du jour.
J’eus la fort désagréable impression d’avoir pour compagnons de route deux insensés. Mais cette pensée ne m’empêcha pas de sourire car, en toute logique, le plus insensé de tous était tout de même moi, un Romain qui partait avec cette hâte à la recherche du roi des Juifs ressuscité d’entre les morts.
Vers midi, nous descendîmes la vallée fertile du Jourdain, tandis que les murailles de Jéricho se dressaient devant nous. L’air était chaud, presque suffocant, mais la brise amenait jusqu’à nous de temps en temps de suaves bouffées du parfum pénétrant des champs de balsamiers qui font la richesse de Jéricho.
Le printemps dans cette région était plus avancé qu’à Jérusalem et déjà les paysans moissonnaient le blé. Nous ne traversâmes point la ville car Nâtan nous fit suivre plusieurs sentiers qui la contournaient. Enfin, nous nous arrêtâmes à l’ombre des remparts, près d’une fontaine, et laissâmes paître les animaux. Nâtan s’éloigna de nous pour dire ses prières, les bras levés et le visage tourné vers Jérusalem, tandis que Marie se souvenait de l’oraison de la neuvième heure et que Suzanne marmottait quelques paroles pieuses. Et c’est là ce qui les séparait de moi qui ne prie qu’au moment des sacrifices coutumiers et le jour de la fête des dieux suivant le lieu où le hasard me porte et qui, en outre, ne crois guère en l’efficacité de telles prières ; si je me plie à la tradition des différents pays où je passe, c’est pour ne point me distinguer de la masse. Mais à présent, j’enviai mes compagnons et fus sur le point de leur demander de m’enseigner à prier. Mais le fait que Nâtan et Suzanne fussent Juifs et prétendissent donc être la nation élue de Dieu, me fit craindre que ma demande ne fût repoussée, quant à Marie, sa prière n’étant à mon avis qu’une habitude de petite fille, elle ne m’eût servi en rien.
Durant la halte, nous mangeâmes du pain, de l’oignon et du fromage. Marie et moi bûmes du vin aigre, Nâtan et Suzanne seulement de l’eau. Lorsque j’offris le vin à mon guide, il me montra ses cheveux coupés, ce qui me confirma dans l’idée qu’il avait fait un vœu. Son regard toutefois me parut si amène que je laissai échapper une question.
— As-tu également promis de garder le silence ? demandai-je.
— Où les paroles abondent, répondit-il, le péché ne manque point.
Il souriait en disant ces mots comme pour s’en excuser.
Impatient de reprendre la route, il nous bouscula pour rejoindre le sentier et nous ne tardâmes point à apercevoir dans le lointain, au-delà de la plaine, le lit du Jourdain en crue. Notre marche se fit plus pénible et la sueur coula sur nos fronts. Les mouches et les moustiques nous piquaient également, à tel point que les ânes donnaient des signes d’agacement. Je pense que la présence de ces myriades d’insectes s’expliquait par celle des bœufs qui tiraient les plate-formes chargées des gerbes de blé.
Nous avions déjà parcouru un bon bout de chemin lorsque tomba le soir ; nous nous sentions tous fatigués, le corps endolori et morts de soif. Nous passâmes la nuit dans un village où nous trouvâmes un puits d’eau vive, ce qui nous permit de faire une toilette consciencieuse. Il me sembla remarquer que le guide évitait intentionnellement les haltes nocturnes dans des cités où nous aurions pu nous loger plus commodément et où nos repas auraient été prêts à notre arrivée. Lorsqu’il m’interrogeait du regard, je ne manifestai cependant jamais la moindre désapprobation. À vrai dire, après la vie facile que je venais de mener à Jérusalem, cette vie simple ne me déplaisait point.
Marie se fatigua bientôt de demeurer les bras croisés et, retroussant son manteau, elle aida Suzanne à allumer le feu et à préparer notre repas. Je les entendis toutes deux bavarder avec entrain comme les femmes ont coutume de le faire. De mon côté, je m’absorbai dans la contemplation des étoiles qui s’allumaient peu à peu dans le firmament. Après le dîner, Marie traîna son tapis près du mien.
— Suzanne est une femme peu cultivée, glissa-t-elle dans mon oreille, on dirait même qu’elle a l’esprit un peu dérangé. Mais je la soupçonne de faire partie des doux de la terre et de savoir également des choses au sujet de Jésus le ressuscité bien qu’elle soit très effrayée et n’ose point ouvrir son cœur en notre présence.
Je me redressai brusquement sur ma couche : Nâtan, la tête couverte, était allongé sur le pas de la porte, Suzanne, encore à genoux, priait à voix basse. Je ne pus résister à la tentation de l’appeler et chuchotai son nom.
— Apprends-moi ta prière, l’implorai-je lorsqu’elle fut près de moi. Apprends-moi, afin que je sache ce qu’il convient de dire.
Elle fit un geste de la main et répondit :
— Je n’ai guère d’instruction, je ne connais point la loi. Je ne sais pas prier comme il faut. Tu te moquerais de moi si je te disais ma prière.
— Je ne rirai ni ne me moquerai car je voudrais être doux et humble de cœur, assurai-je.
— La prière que tu fais est une nouvelle prière, ajouta Marie. Je n’ai jamais entendu personne employer ces mots-là.
Alors Suzanne, tremblante mais jugeant qu’elle me devait quelque reconnaissance, nous enseigna sa prière.
— On me l’a apprise parce qu’elle est facile à retenir. Elle remplace toutes les autres et il n’y a rien à ajouter. La voici donc : « Notre Père qui es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié, que ton Règne arrive, que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs. Et ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du Mauvais. Amen. »
Je la suppliai de la répéter une fois encore, me rendant parfaitement compte qu’il s’agissait de phrases simples et faciles à apprendre. Je la dis à haute voix, pesant chaque mot ; en effet, il n’y avait rien à ajouter, elle contenait tout ce dont peut avoir besoin un être simple. Certes ce n’était point l’intelligente oraison d’un érudit, mais en elle, pourtant, je trouvai matière à méditations.
La nuit suivante nous dûmes nous installer près d’un bois inondé par les eaux du fleuve. Vers l’amont, la neige fondait, et le cours du Jourdain avait considérablement grossi, les bêtes sauvages rôdaient hors de leurs tanières humides. Lorsque les étoiles commencèrent à briller dans le ciel, j’entendis le jappement inquiet des chacals puis, peu après, l’écho de rugissements, semblables à un roulement lointain de tonnerre. Ce bruit m’était familier, non certes pour l’avoir ouï en pleine nature, mais à Rome, derrière l’enceinte du cirque. Les ânes furent saisis de tels tremblements que nous fûmes obligés de les introduire dans la pièce dont nous occupions nous-mêmes la partie élevée. Marie, qui jamais n’avait entendu rugir un lion, se serra contre moi et me supplia en tremblant de peur de la prendre dans mes bras, bien qu’il ne fît pas froid cette nuit-là.
Nâtan calma les animaux, barricada la porte et veilla, l’oreille aux aguets, l’épée posée contre la porte. Suzanne ne dormait pas non plus et je saisis cette occasion pour l’interroger.
— De qui tiens-tu la prière que tu m’as apprise hier ?
De nouveau, on entendit au loin un rugissement de lion, qui fit trembler les fragiles murs en terre de notre abri.
Suzanne se couvrit la bouche avec la main.
— Tu n’as pas le droit d’exiger cela de moi.