Mais Nâtan dit alors :
— Tu peux parler sans crainte.
Suzanne, en proie à l’inquiétude, s’agita à la lumière vacillante de la lampe, comme si elle eût voulu fuir, puis elle commença à expliquer :
— Jésus le Nazaréen, qui fut crucifié à Jérusalem, l’a enseignée à ses disciples ainsi qu’aux femmes qui l’avaient suivi depuis la Galilée. Il nous assura que cette prière était suffisante et que nulle autre n’était nécessaire.
— Ne me mens-tu pas ? demandai-je avec étonnement. L’as-tu vraiment suivi depuis la Galilée ?
Et Suzanne affirma :
— Je ne suis pas une femme bien habile et je ne saurais mentir même si je le voulais. Ne vend-on pas cinq passereaux pour un as et cependant pas un d’entre eux n’est oublié de Dieu. Toute ma vie, j’ai été une avare car je désirais la possession de l’argent et de biens, et je me permettais à peine de manger en quantité suffisante. Lorsque tous les autres s’en furent voir le nouveau prophète, je les suivis, pensant ainsi recevoir quelque chose sans bourse délier alors que dans le temple, il faut toujours payer. J’écoutai ses prêches sans rien y comprendre. Puis il parla à la foule et voici que me regardant directement, il dit : « Gardez-vous avec soin de toute cupidité, car au sein même de l’abondance la vie d’un homme n’est pas assurée par ses biens. » Cela se passait sur les rives du lac. À vrai dire, je crus qu’il me connaissait et avait entendu mentionner mon avarice, mais il parla ensuite d’un homme riche dont les terres avaient beaucoup rapporté et qui se proposait d’abattre ses greniers pour en construire de plus grands et y mettre en réserve tout ce qu’il pourrait, afin de se reposer de nombreuses années et de jouir de la vie. Mais Dieu dit à cet homme : « Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l’aura ? » Ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s’enrichir en vue du royaume.
Elle poussa un soupir avant de poursuivre :
— Furieuse contre lui, je regagnai ma maison. Mais il me fut impossible d’oublier ses paroles qui devinrent peu à peu en moi comme une douloureuse tumeur. Je revins l’écouter une nouvelle fois. Il parla des oiseaux du ciel que Dieu nourrit, et des fleurs des champs qui ne peinent ni ne filent. Il interdit à ses disciples de se faire du souci pour leur boire et manger et les manda chercher d’abord le royaume, tout le reste leur devant être donné de surcroît. Alors mon cœur se serra pour lui, bien que l’on me dît qu’il avait nourri une foule considérable avec deux pains et quelques poissons ; on ne peut chaque jour accomplir de pareilles choses ! N’ayant nulle envie de distribuer mes biens aux pauvres qui sont des paresseux dépourvus d’intérêt, je vendis les toiles que j’avais tissées, laissai mes champs au soin d’autres personnes et partis pour suivre Jésus. Mon intention était de pourvoir à son entretien et à celui de ses disciples jusqu’à épuisement de mes richesses. Je pensai que cet homme faiseur de miracles ne tarderait pas à mourir de faim si personne ne le nourrissait. Il y avait d’autres femmes qui agissaient de même par pitié pour lui, car en vérité il n’avait aucun sens pratique.
Suzanne lança un soupir au souvenir de ses marches à la suite de Jésus.
— Il n’est pas du tout dans mon intention de dire du mal de lui, si je raconte tout cela, c’est seulement pour démontrer qu’il ne comprenait guère les affaires d’ici-bas ; et c’est pourquoi nous, les femmes, nous devions nous occuper de lui. Je reconnais que parfois ses disciples pêchaient pour gagner quelque argent. À Nazareth, on disait qu’il ne valait pas grand-chose comme charpentier bien qu’il eût appris le métier de son père ; par exemple, il savait fabriquer un joug ou des charrues mais pas une roue. En outre, il était trop confiant : il avait laissé sa bourse dans les mains de Judas Iscariote, un avare qui très certainement en gardait une partie pour lui, cela se lisait dans ses yeux. Je ne prétends point avoir compris les enseignements du Nazaréen, d’ailleurs ses disciples eux-mêmes ne les comprenaient pas tout le temps, mais près de lui, on se sentait bien et c’est la raison pour laquelle je ne l’ai point quitté pour m’en retourner chez moi bien que j’en aie souvent éprouvé le désir : délibérément, et sans aucun motif, il enflammait le courroux d’hommes justes, et de plus, il m’était insupportable que des femmes comme Marie de Magdala, qui avait fait le commerce des colombes, fussent près de lui.
— Marie de Magdala est une femme pleine de piété, intervint Marie, et bien plus savante que toi qui n’es qu’une vieille campagnarde laide et vêtue de sacs.
— Si tu la défends, rétorqua Suzanne avec colère, alors je vois à quelle classe de femmes tu appartiens et pourquoi tu te complais chaque nuit à dormir dans les bras de ce Romain. Il est vrai que je suis une vieille campagnarde laide, mais avec ces mains je sais tisser, filer, faire au pain et cuisiner ; je sais garder ma maison propre et je n’ai jamais eu peur de les mettre à la charrue car je ne voulais point gaspiller mon argent en entretenant des valets de ferme. En vérité, Jésus le Nazaréen était trop bon pour ce monde-là, trop crédule et trop étourdi ; il faisait des miracles et guérissait des malades sans se soucier s’ils le méritaient ou non ; il suffisait de toucher son manteau et n’importe qui voyait s’envoler tous ses maux. À mon avis, il ressemblait à un enfant irréfléchi abandonné dans ce monde plein de trahison. S’il avait accepté un conseil raisonnable, il ne se serait jamais rendu à Jérusalem pour la Pâque. Mais il était têtu et croyait tout connaître mieux que les autres. Et il est advenu ce qui est advenu.
À présent qu’il n’y avait plus rien à faire, Suzanne était envahie par un frénétique désir de critique à l’égard de Jésus comme s’il se fût agi d’un gamin désobéissant. Mais bientôt, se souvenant, elle fondit en larmes.
— Ce sac qui m’habille est la seule chose qui me soit restée de lui avec la prière qu’il m’a enseignée. Après sa mort, nous nous sommes tous dispersés comme une volée de moineaux effrayés. Je suis restée longtemps incapable d’avaler la moindre bouchée, étendue dans la cave sous le temple, ne voulant être reconnue de personne. J’ai finalement rencontré Nâtan, vêtu de blanc, qui s’est laissé couper la chevelure pour sa cause, et c’est lui qui m’annonça que Jésus était ressuscité et en chemin pour la Galilée devant tous les autres.
Elle se couvrit soudain la bouche avec la main en regardant Nâtan comme si elle venait de trop parler.
Mais Nâtan dit dans un murmure :
— La parole d’une femme ressemble au craquement des brindilles sous la marmite. Je savais le royaume proche, mais je ne connaissais point Jésus. Je me suis fait couper les cheveux en apprenant sa résurrection car puisqu’il en est ainsi, il est vraiment le fils de Dieu et celui que l’on attendait.
Suzanne affirma :
— Moi oui, je l’ai connu et mieux que personne car je lui lavais son linge. C’était un homme, il ressentait la faim et la soif, et parfois, il était las de ses disciples et du manque de foi qu’il découvrait chez les hommes. Mais il a vraiment ressuscité, tout le monde le dit et cela ne m’étonne guère. Au contraire, je pleure de joie à cause de lui et j’espère que tout ira bien. Peut-être va-t-il fonder un royaume en Galilée si nous avons la patience d’attendre, et peut-être les anges lutteront-ils pour lui, sinon il n’y aura plus aucun espoir pour ce royaume. Quoi qu’il arrive en tout cas je prie le matin, à midi et le soir comme il me l’a enseigné et cela me suffit du moment qu’il l’a dit.
Marie fut profondément touchée.
— Ainsi tu lavais vraiment son linge ? s’enquit-elle incrédule.
— Et qui aurait pu le rendre aussi blanc ? répondit Suzanne avec fierté. Marie de Magdala n’a presque jamais lavé de sa vie, et Salomé a bien assez de travail avec ses fils. Quant à Jeanne, elle amène avec elle ses propres serviteurs ; seul un reste de pudeur empêchait cette femme de se faire porter en litière derrière Jésus ! Au moins, tant qu’elle a été avec nous, elle a appris à marcher sur ses deux pieds.