Ne pouvant contenir davantage mon étonnement, je lui demandai :
— Pourquoi donc le suivais-tu, sacrifiant tes biens, si tu n’approuvais ni son comportement, ni ses disciples, ni les autres avec lui ?
Suzanne me regarda à son tour d’un air étonné.
— Il était comme un agneau perdu au milieu des loups, expliqua-t-elle. Qui lui aurait donné à manger et qui se serait soucié de lui si je ne l’avais fait ? D’ailleurs, sa propre mère croyait aussi qu’il était hors de lui-même. Une fois, les habitants de Nazareth l’on entraîné au bord d’un précipice mais n’ont pas osé le pousser dans l’abîme.
— Tu l’aimais donc ? demandai-je.
Elle fit un geste plein d’incertitude.
— Que puis-je savoir moi, un vieux débris, de l’amour ? marmonna-t-elle en changeant de position. Le monde est un ramassis de coquins paresseux, de prêtres plein d’avarice, de collecteurs d’impôts impitoyables et autres vermines. Il suffit qu’une paysanne arrive à la ville pour qu’ils la saignent à blanc. Peut-être ai-je eu pitié de lui qui était aussi innocent que l’agneau et ne savait rien de l’humaine méchanceté.
Elle ajouta à voix basse, se tordant les mains, comme si elle avait éprouvé de la honte de ses propres paroles :
— Et puis il connaissait les mots de la vie éternelle.
— Que signifie cela ? dis-je.
Mais Suzanne, agacée, rétorqua avec impatience :
— Que sais-je ? Je sais seulement qu’il en était ainsi. Je ne comprenais point ce qu’il disait, je me contentais de croire en lui.
— Et tu crois toujours ? insistai-je.
— Je ne sais pas, répondit-elle avec colère. Lorsque le sang mêlé à la sueur de la douleur jaillissait de son corps cloué sur la croix, non seulement je croyais mais encore j’ai pris la fuite car je ne pouvais supporter ses souffrances. Je suis tombée malade de déception et j’ai songé que j’avais gaspillé mon argent en vain. Mais ce n’était pas cela. Ce fut sa souffrance qui me rendit malade, il ne méritait pas une mort comme celle qu’il endura, même s’il avait médit des scribes et des Pharisiens ; il n’en parlait pas plus mal que n’importe quel laboureur contraint par eux de détruire sa récolte de fruits ou de jeter ses légumes sur le tas de fumier sous prétexte qu’il ne connaît pas la loi suffisamment. Mais à présent, tout est bien à nouveau, et je croirai sûrement en lui si je peux le voir une fois encore et entendre sa voix.
Mais le doute s’empara de mon esprit dans la chaleur nocturne de cette cabane aux murs en terre, tandis que les ânes inquiets s’agitaient près de la misérable crèche et que le lion rugissait sans répit. Je pensai que Suzanne voulait dans sa confession paraître plus simple qu’elle n’était en réalité et me cachait le plus important ; s’il était vrai qu’elle eût suivi Jésus durant tant de temps, assisté à ses miracles, écouté ce qu’il prêchait aux foules et appris quelques paroles isolées des enseignements qu’il dispensait à ses disciples, alors nul doute qu’elle ne connût certaines autres choses qui n’étaient point destinées aux oreilles de tout le monde.
— Et ses enseignements ? insistai-je une fois encore. Ne peux-tu te souvenir d’aucun enseignement secret ?
Le courroux de Suzanne allait augmentant.
— On ne peut rien apprendre à des femmes pas plus qu’à des enfants ! Et précisément pour cette raison, je ne pouvais supporter Marie de Magdala qui n’arrêtait pas de s’interposer en s’imaginant qu’elle comprenait tout ce qu’il disait ! Pendant ce temps, les autres femmes s’affairaient aux multiples soins du service ! Et le travail ne manquait pas, tu peux le croire, nous étions toujours débordées ! Dieu me protège, les hommes dont nous nous occupions et pour lesquels nous préparions les repas étaient souvent plus de douze ! On a eu parfois jusqu’à soixante-dix personnes à table !
« Pour moi, Jésus était la sagesse en personne. Pour moi, il était le pain de vie comme il disait. Que voulait-il dire par là ? Je ne sais, mais je le croyais parce qu’il le disait.
Je hochai la tête avec désespoir devant tant de naïveté et abandonnai mon interrogatoire. Mais là-bas, sous l’incertaine lueur de la lampe d’argile, la vieille femme réfléchissait, voulant encore essayer de me convaincre.
— Dans le ciel de son père, se trouve également mon père, finit-elle par expliquer. Jésus laissait les petits enfants venir à lui car il disait que le royaume leur appartient. Et moi, je comprenais qu’étant moi-même un enfant, je n’avais pas à rechercher le sens de ce que décidait le père du ciel puisqu’il savait toutes choses bien mieux que moi. Voilà l’unique secret que j’ai appris.
En cette nuit chargée d’angoisse, je ne pus fermer l’œil et les rugissements du lion firent surgir en ma mémoire un souvenir si aigu de Rome que par moments, à la lisière du rêve et de la veille, croyant être revenu dans la ville, j’eus l’impression que je ne tarderais guère à ouvrir les yeux dans la pourpre de mes coussins imprégnés d’essence de roses, épuisé par les jeux de la passion. Mais réveillé en sursaut, une impression toute aussi déprimante d’absurdité s’empara de moi. J’étais à présent étendu dans une cabane en torchis, couvert de poils et hirsute, empestant la sueur, et en compagnie de trois Juifs, à la poursuite d’une chose dépourvue de sens. À Rome, je me serais fait coiffer et aurais apporté le plus grand soin à suivre rigoureusement la mode pour draper mon manteau ; je me serais mis en quête de lectures variées, serais allé écouter quelque procès intéressant ou aurais passé mon temps d’une manière ou d’une autre en attendant le moment de te voir, ô Tullia. On aurait ri, à Rome, de mes préoccupations actuelles, aussi bien chez les riches affranchis au luxe stupide que chez les sophistes où il est de bon ton de ne croire en rien. J’aurais même été le premier à rire !
Cela n’empêchait toutefois ni les femmes ni les jeunes intellectuels de se précipiter chez l’astrologue, le mage ou le sorcier à la mode pour solliciter ses faveurs et de dépenser des fortunes pour des talismans. Certes ils le faisaient en se moquant et sans y croire, mais dans leur for intérieur ils souhaitaient qu’ils fissent de l’effet. C’était une sorte de jeu ; la chance est capricieuse et la victoire incertaine, mais mieux vaut jouer qu’abandonner la partie et rester les mains vides.
Est-ce que je poursuivais le même jeu ici sur les rives du Jourdain ? Est-ce que je choisissais, face à l’incertaine victoire, de continuer la partie plutôt que de l’abandonner ? Était-ce seulement un rêve ou une lueur de ce royaume encore sur la terre et dont je désirais trouver le chemin ? L’esprit envahi par ces pensées torturantes, j’éprouvai de l’aversion envers Suzanne et son entêtement et envers le silencieux Nâtan. Qu’avais-je à faire moi, un Romain, avec eux ?
Je répétai en moi-même la prière que Suzanne m’avait enseignée, c’était le premier des mystères des disciples de Jésus le Nazaréen qui m’eût été révélé. Peut-être portait-il en lui la force magique de la sagesse secrète ? Mais j’eus beau retourner ses phrases dans tous les sens, je parvins seulement à découvrir qu’il s’agissait d’une formule de résignation adaptée aux besoins des gens simples : en la répétant humblement, ils pourraient y puiser le repos et la délivrance de leurs soucis ; moi, en revanche, je n’étais point assez naïf pour en espérer une aide quelconque.
Nous dormîmes mal cette nuit-là et nous fîmes tirer l’oreille pour nous lever le matin car nous avions tous sommeil. Marie de Beerot, d’humeur capricieuse, exigeait que l’on passât par les montagnes pour prendre à travers la Samarie ; elle ne voulait pas se trouver nez à nez avec le lion chassé des bois par les inondations. Suzanne, de son côté, persuadée d’avoir perdu quelque chose, vérifia à plusieurs reprises ses ustensiles de cuisine et les sacs à provisions, ce qui retarda notre départ. Quant à Nâtan, il ne paraissait guère tranquille et scrutait l’atmosphère avec attention tandis que les ânes, malmenés par les insectes, se montraient rétifs.