Nâtan, agacé par le bavardage de Marie, finit par dire, se référant aux Écritures : « Nombreux sont les chemins que l’homme trouve bons et qui se révèlent à la fin des chemins de la mort. »
Puis, montrant l’épée suspendue à ma ceinture, il se mit en route d’un pas décidé, traînant par force la bête de somme, comme pour nous signifier que nous étions libres de faire ce que bon nous semblait, mais que lui était résolu à poursuivre le voyage selon le plan prévu.
— Les hommes n’ont aucun souci à se faire, pleurnicha Marie. Mais moi je suis la plus jeune ; le lion est une bête féroce pleine d’astuce et il choisit toujours la chair la plus tendre d’après ce que l’on m’a dit.
— Si Jésus de Nazareth a pris ce chemin, bougonna Suzanne, ne pouvons-nous le prendre également ? Si tu as peur, je peux monter devant pour envoyer promener le lion : je suis bien sûre qu’il ne me touchera pas !
Fort courroucé, j’intervins alors pour dire que nul d’entre nous ne savait le chemin suivi par le Nazaréen pour aller en Galilée, si tant est même qu’il y fût allé ! C’était peut-être une histoire montée de toutes pièces par les dirigeants de Jérusalem dans le but d’éloigner les Galiléens de la cité. Je n’avais personnellement aucune envie d’affronter l’épée à la main un lion, bien qu’il m’eût été donné de voir au cirque un homme aguerri sortir vivant d’une rencontre de ce genre. Mais Nâtan connaissant les chemins et les dangers, il était à mon avis plus prudent de le suivre.
Chacun la rage au fond du cœur, nous poursuivîmes donc notre route. Force nous fut de retrousser nos vêtements pour passer le gué débordé et obliger les ânes épouvantés à traverser. Lorsque enfin nous fûmes en sûreté, nous tombâmes aux mains de légionnaires qui saluèrent à grands cris de joie l’arrivée de Marie. Quand ils découvrirent que je portais une épée, ils me contraignirent à descendre de ma monture, puis me jetèrent à terre et je crois bien qu’ils m’auraient tué si je n’avais crié en grec et en latin que j’étais un Romain. Malgré mon permis de port d’armes, ils fouillèrent tout notre bagage, et se divertirent en portant les mains sur Marie et je suis persuadé que sans ma présence ils l’auraient entraînée dans le fourré.
Il y avait une explication à leur manque de discipline : ils ne faisaient pas partie d’un détachement régulier en patrouille sur les routes et n’effectuaient pas non plus de manœuvres ; leur officier, qui avait tout simplement eu l’idée d’aller à la chasse au lion, courait par la colline avec ses archers tandis que les soldats que nous avions rencontrés avaient reçu la mission de débusquer le fauve en frappant sur leurs boucliers ; ce n’était guère une tâche attrayante, bien qu’il y eût de fortes chances pour que le lion fût déjà loin à ce moment-là, et ils avaient bu pour se donner du courage.
Cette violence me fut si désagréable et rabaissa mon orgueil à tel point que je compris, me mettant à la place des Juifs, pourquoi ils haïssaient les Romains avec tant d’aigreur. Ma mauvaise humeur se cristallisa en une colère sans bornes et lorsque je finis par rencontrer sur la colline le centurion, qui n’avait d’autre idée en tête que de conquérir la peau du lion, je l’apostrophai avec rudesse et le menaçai de me plaindre de sa conduite et de celle de ses hommes auprès du proconsul.
Je commis là une erreur : le centurion, un homme à la face couturée de cicatrices, me regarda avec ironie et me demanda à quelle classe d’hommes j’appartenais pour revêtir ainsi un manteau juif et voyager au milieu de Juifs ! Puis il ajouta sur un ton soupçonneux :
— Serais-tu par hasard de la même bande que ceux qui se dirigeaient en rangs serrés vers la mer de Tibériade ces jours derniers ? C’est l’époque de la moisson à présent et non des pèlerinages. Ces voyageurs ne préparent rien de bon.
Je le priai d’excuser mon courroux pour tenter de me réconcilier avec lui et me renseigner sur les gens qu’il avait vus. Mais en fait il n’avait personnellement vu personne, car les Juifs se déplaçaient à pied et de nuit, évitant les postes de garde et de douane. Il en avait seulement entendu parler.
— Prends garde à ne pas tomber entre leurs mains, avertit-il avec condescendance, car les Galiléens sont tous des fanatiques. La population est très dense dans ce pays et il y apparaît souvent des gens venus du désert qui tentent de fomenter des révoltes. Il n’y a pas plus d’une couple d’années, sévissait là-bas un excité qui annonçait l’avènement du royaume des Juifs et baptisait magiquement les siens dans le Jourdain afin de les rendre invulnérables dans le combat. Le prince de la Galilée se vit à la fin contraint de lui trancher la tête pour démontrer à tous que même lui était vulnérable. D’ailleurs, il y a peut-être encore des hommes de sa bande qui rôdent dans les terres du Jourdain.
Puis coupant brusquement court à la conversation, il me tourna le dos ; sans doute me considérait-il comme un homme de peu puisqu’il me convenait de voyager de cette manière.
Lorsque nous eûmes repris notre route aventureuse, Marie de Beerot, me regardant avec dédain, me dit :
— Tu ne dois pas être un homme très important chez toi pour qu’un centurion suant et couvert de cicatrices se permette de te traiter avec un tel mépris.
— Me regarderais-tu d’un meilleur œil si je portais un casque et des jambières de légionnaire ? demandai-je sur un ton ironique.
Marie répliqua avec un geste de dédain :
— Au moins les légionnaires savent ce qu’ils veulent ! Puisque tu es romain, pourquoi ne voyages-tu pas comme un Romain, profitant des avantages que cela procure ? Tu n’aurais point de honte de tes jambes poilues et de ta face mangée de barbe en parlant avec des Romains !
Je n’en croyais pas mes oreilles ! L’envie me démangeait de couper une branche d’arbre et de lui donner une correction. Je lui demandai en proie à la colère :
— Où est la jeune fille qui me fit le serment de me bénir tous les jours de sa vie et qui était prête à dormir à la belle étoile en ma compagnie ? Qui crois-tu donc que tu es ?
Mais Marie, la tête obstinément levée, s’écria d’une voix accusatrice :
— Jamais je n’aurais cru que tu me lancerais au visage ce que je t’avais confié sur ma vie. Je n’ai pas eu de chance, mais si je rencontre pour de vrai le Nazaréen ressuscité et s’il pardonne mes fautes et me purifie, alors tu ne pourras plus m’accuser de mes péchés. Il vaudrait mieux que tu confesses les tiens qui doivent être bien horribles pour que tu t’humilies de la sorte en cherchant le nouveau chemin !
Je ne crois pas qu’elle pensât ce qu’elle achevait de crier. Énervée par les difficultés de voyage, elle déchargeait sur moi sa mauvaise humeur. Aussi ne répondis-je point. Elle resta en arrière pour enfourcher son âne près de Suzanne et je pus bientôt les entendre discuter toutes deux, d’abord sur un ton criard puis apaisé, pour insulter ensemble Nâtan et moi-même.
Ce soir-là le soleil disparut derrière les montagnes empourprées de Samarie ; la vallée prit un instant un aspect fantomatique et les eaux murmurantes du fleuve de Judée virèrent au noir ; tout semblait étrange et irréel et mon âme fut libérée de ses mauvaises pensées. Je me souvins que le monde s’était enténébré lorsque le roi des Juifs fut mis en croix et que la terre avait tremblé au moment de sa mort. Il avait en ressuscitant fait la preuve de la réalité de son royaume, mais je m’éloignais de lui si au fond de mon cœur je méprisais ses compagnons de route ou me considérais plus qu’eux ou gardais quelque rancœur de l’attitude stupide de la jeune fille.