Après notre toilette à la halte prévue pour la nuit, je m’approchai donc de Marie.
— Je te pardonne tes paroles irréfléchies, dis-je, et te promets de les oublier.
La colère de la jeune fille redoubla et ses yeux devinrent plus foncés lorsqu’elle s’écria :
— Qu’as-tu à me pardonner ? Tu m’as d’abord blessée au cœur, puis tu m’as tourné le dos tout au long du jour ! Moi oui ! J’étais prête à oublier et à faire la paix avec toi, puisque tu es un homme, on ne peut espérer davantage de toi, comme l’a si bien dit Suzanne. Mais je ne tolérerai en aucune façon que tu veuilles me pardonner avant que je t’aie, moi, accordé mon pardon.
Nâtan, qui entendait ces propos, leva les yeux au ciel et fit un geste de désespoir avec ses mains. Sa résignation me rendit résigné moi-même, de sorte que je ne me fâchai point.
— Comme tu voudras, Marie de Beerot, répondis-je. Eh bien, pardonne-moi ! Je reconnais que je n’ai rien à te pardonner, ainsi donc faisons la paix !
Marie, les mains appuyées sur ses hanches arrondies, cria à l’intention de Suzanne :
— Viens voir si cet être est un homme ou un de ces eunuques romains dont on m’a parlé !
Suzanne, qui était occupée à placer des roseaux et du crottin séché sous la marmite, pouffa de rire en portant sa main devant sa bouche.
Pour ma part, le sang me monta à la tête et ne pouvant me contenir plus longtemps, je giflai Marie à toute volée. À peine l’avais-je fait que je m’en repentis, et j’aurais fait en cet instant n’importe quoi pour effacer ce geste.
Marie se mit à sangloter, renifla à plusieurs reprises et se frotta la joue. J’étais sur le point de lui demander pardon lorsque Nâtan m’arrêta en levant sa main. Peu après, la jeune fille s’approcha de moi sur la pointe des pieds.
— Tu as bien fait de me frapper, avoua-t-elle en baissant les yeux. J’ai cherché toute la journée à te mettre en colère. Cela me prouve que tu m’aimes plus que ton âne dont tu caressais l’encolure. Donne-moi un baiser à présent, afin que je sois sûre que tu m’as vraiment pardonné mon attitude.
Elle me prit timidement dans ses bras et je lui donnai deux baisers afin qu’elle sût que tout entre nous était redevenu comme auparavant. À vrai dire, je ne trouvais guère déplaisant, après la colère, de la tenir ainsi entre mes bras et de l’embrasser, si bien que je lui donnai même un troisième baiser.
Marie alors me repoussa et, tout en laissant ses mains sur mes épaules, me regarda fixement.
— Embrasserais-tu Suzanne de la même façon, demanda-t-elle, si après t’avoir offensé, elle venait implorer ton pardon ?
Je contemplai le vieux visage tanné de Suzanne, comparant ses lèvres sèches à la bouche rose et humide de Marie, et je compris le piège qu’elle me tendait. D’un bond, je me plantai devant Suzanne que je soulevai par les coudes.
— Si je t’ai fait quelque offense, la priai-je, embrasse-moi comme preuve de ton pardon.
Suzanne répondit avec pitié :
— Pauvre de toi, malheureux qui te laisses mener par une fille sans cervelle ! Mais Marie n’a pas un mauvais cœur.
Intimidée, elle s’essuya la bouche du revers de sa main et me donna un baiser tout en lançant un regard malicieux à Marie qui toute rouge lui dit :
— Comment peux-tu, toi une fille d’Israël, baiser un Romain incirconcis ? Moi je le peux qui suis une pécheresse mais toi tu te salis en le faisant !
— Je ne connais guère la loi, se défendit Suzanne, mais j’ai mangé aussi dans le même plat que lui. Je sens dans mon cœur que nous avons le même père bien qu’il soit romain.
Ces paroles me touchèrent et elle ne me parut plus repoussante bien qu’elle empestât l’ail, car elle ne cessait d’en mâcher tout au long du jour pour tonifier son corps tandis qu’elle allait à califourchon sur l’âne.
— Suzanne, dis-je alors, s’il t’a permis de laver son linge, c’est pour moi un grand honneur que tu aies consenti à me donner un baiser.
Peu après le repas du soir, je pris Marie à part et lui demandai sans détours :
— Tu n’aurais pas l’intention de me séduire ou de me pousser à pécher avec toi ? Je ne puis trouver une autre explication à ton comportement. Je t’ai justement amenée avec moi pour te sauver du péché.
Marie respira doucement à mon oreille et murmura :
— Tu m’as traitée mieux que les autres hommes et je ne me comprends pas moi-même. Mais ton détachement m’irrite et en agissant ainsi je sais au moins que je ne te suis pas tout à fait indifférente.
— Mais la chair est la chair, répondis-je avec amertume, et tu n’auras pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour que je succombe. Nul vœu ne me lie et je n’ai juré fidélité à personne ! Mais pour cela, nous pouvons tourner bride et retourner à Jérusalem.
— La vie est étrange, soupira Marie, et mon cœur est empli de crainte à l’idée de Jésus. Je crois qu’il peut seul me rendre ma pureté et ma virginité et l’on m’a affirmé qu’il ne montrait point de sévérité même à l’égard des plus grands pécheurs. Pourtant, si je péchais avec toi, il me semble que je n’en ressentirais nul regret, j’ai plutôt l’impression que tu m’apporterais le salut en me prenant dans tes bras. Tu vois à quel point je suis enfoncée dans le péché, car j’imagine qu’aucune fille innocente ne penserait ainsi. Mais qui donc peut éviter le péché ? Un jour, Marie de Magdala voulant me consoler de mes peines, me dit qu’un homme qui regarde une femme en la désirant, commet en son cœur l’adultère avec elle. Le Nazaréen a établi à mon avis des règles impossibles à respecter.
— Marie de Beerot, m’écriai-je avec ferveur, nos corps ne sont-ils point suffisamment malmenés par les désagréments du voyage ? Pourquoi nous torturer en vain avec des pensées coupables ? N’invoque point le lion cette nuit pour dormir près de moi, cela ne servirait à rien qu’à nous enflammer de désir.
Marie soupira encore plus fort et dit avec assurance :
— Je ne te dérangerai pas et n’essaierai plus de te séduire si tu avoues que tu aimerais pécher avec moi si tu l’osais.
— À ta guise, répliquai-je. Dans mon cœur, j’ai déjà fauté avec toi. Je n’en dirai pas plus.
Elle pressa ma main contre sa joue en feu.
— Je donnerais beaucoup pour être pure et lavée de mes fautes.
Mais elle cessa de me torturer et ne vint plus dormir près de moi.
Je songeai que cette jeune fille ne savait pas grand-chose du royaume dont elle cherchait le chemin mais que l’on ne pouvait pas non plus exiger beaucoup d’elle. Puis je pensai à ce que Nâtan pouvait attendre du Nazaréen, lui qui s’était fait couper la chevelure pour sa cause. Peut-être que moi-même je désirais quelque chose qui, jugé à la mesure du royaume, était aussi puéril que l’espérance de Marie.
Le jour suivant, nous abandonnâmes le lit sinueux du fleuve et, après que nous eûmes laissé la route des caravanes et gravi la montagne, apparut devant nous la mer de Tibériade. Une brise légère apporta sa fraîcheur, le vent souleva les blanches crêtes des vagues et au fond, au-delà du lac, se dessinèrent les délicats contours d’un sommet enneigé. Suivant la rive du couchant, nous atteignîmes les thermes au crépuscule, avec plus loin, les portiques de la cité balnéaire du prince Hérode Antipas. Une salutaire odeur de soufre flottait dans l’air, car de l’eau amenée des thermes emplissait diverses piscines autour desquelles on avait construit une station balnéaire. Au bord du lac, s’élevaient quelques villas de style grec ainsi que plusieurs cabanes de pêcheurs. Dans la station elle-même, on trouvait une luxueuse auberge réservée aux Hellènes et une autre aux fils d’Israël. Fatigué du voyage, je me logeai dans la première avec Marie tandis que Nâtan amenait Suzanne et les animaux dans la seconde. Je jugeai plus prudent de ne point m’afficher en leur compagnie, puisque les disciples se défiaient de moi ; mieux valait que Suzanne essayât de s’informer sur ce qui allait advenir pendant que j’attendrais avec confiance qu’elle me communiquât ses renseignements en souvenir du service que je lui avais rendu en l’amenant avec moi en Galilée.