Je connaissais à présent suffisamment Nâtan pour lui laisser ma bourse et les ânes, pensant ainsi le lier plus étroitement à moi. Nous étions convenus qu’après avoir passé la nuit à Tibériade, ils poursuivraient leur route ensemble jusqu’à Capharnaüm au nord de la mer de Galilée, où Jésus de Nazareth avait fait ses prêches ; ils en auraient pour moins d’une journée de marche. Si j’en croyais Suzanne, jamais Jésus n’était venu dans la cité grecque de Tibériade.
Le matin suivant, réveillé au lever du soleil, je sortis sur la terrasse, en boitant car je souffrais d’un pied. Après la chaleur de la vallée du Jourdain, la fraîcheur de l’air nous parut fort agréable ; l’eau était cristalline, traversée des rayons lumineux qu’y traçaient l’aurore et dans l’éther flottait un violent parfum de myrte. J’eus l’impression d’avoir la faculté de tout voir avec plus de clarté et de sérénité qu’auparavant, et de pouvoir humer tous les arômes de la terre tout en ayant la sensation d’être dépourvu de corps ; je demeurai dans un état proche d’une ivresse délicieuse, jusqu’au moment où, parcouru de frissons, je me rendis compte que mon pied avait gonflé.
Dans l’après-midi, la fièvre s’empara de moi. J’avais la jambe enflée jusqu’au genou et une raie rouge partait d’une plaie que je m’étais faite au talon.
Le médecin grec des thermes incisa la tumeur avec son scalpel et me fit ingurgiter quelques médicaments rafraîchissants. Je restai malade durant quatorze jours dans l’hôtellerie grecque de la station et il y eut des moments où je pensai mourir. Mais les soins de Marie et l’eau sulfureuse des thermes contribuèrent sans doute à ma guérison. Pendant de nombreux jours, je rejetai tout ce que j’avalais. Aussi était-je très affaibli lorsqu’un mieux se manifesta. Comme le médecin me conseillait sans relâche de ne pas marcher afin de ne point fatiguer mon pied, j’ai occupé mon temps à consigner tout ceci : comment je quittai Jérusalem et ce qui advint en chemin.
Nous n’avons eu aucune nouvelle de Nâtan ni de Suzanne durant toute cette période.
Neuvième lettre
Marcus à Tullia !
Lorsque très affaibli, je recouvrai la santé, la joie m’avait abandonné. Force me fut de penser que cette maladie, qui m’avait mené aux frontières de la mort, était un avertissement pour m’empêcher de fouiller dans des secrets qui ne me concernaient point. Je demeurai dans ma chambre sans chercher à me mêler aux autres clients attirés par la fameuse cité balnéaire de Tibériade, gens fortunés pour la plupart, de toutes races et de tous pays, qui soignaient ici les infirmités inhérentes à la richesse et à la vie oisive, mais également officiers romains, qui tentaient de se guérir des maux gagnés au cours de leur vie de camp.
Je me fis donner des massages et mandai un barbier afin qu’il coiffât ma chevelure à la manière grecque ; je le laissai même tailler ma barbe et épiler mon corps, car alors tout m’était devenu indifférent. Peut-être cette attitude était-elle celle d’un enfant blessé, mais j’avais été sincère et ne croyais en rien mériter un tel châtiment. Mes pensées allaient vers toi également, ô Tullia, mais d’une autre façon qu’à Jérusalem et, dans mon malheur, j’eus le mal de toi. J’étais las de la stupide Marie qui, depuis qu’elle s’était fidèlement occupée de moi et avait obtenu ma guérison, me considérait avec satisfaction comme sa propriété.
Il se fit soudain une grande agitation et Marie s’empressa de m’expliquer que l’épouse de Ponce Pilate venait de Césarée pour prendre les eaux. Je vis de la terrasse sa litière et son escorte : outre les légionnaires, des chevaliers aux manteaux rouges du prince Hérode l’avaient accompagnée de la frontière de Galilée jusqu’à la cité ; on avait mis à sa disposition un palais d’été dans le jardin duquel il y avait une piscine particulière.
Je savais la santé de Claudia Procula délicate et comme ses nerfs étaient fragiles, ainsi qu’il arrive à nombre de femmes à l’orée de la vieillesse même si elles ne se l’avouent point. Nul doute qu’elle n’eût besoin de bains et le climat de la mer de Galilée, en cette époque de l’année, est certainement le plus frais et le plus agréable de tout le Levant. Des baigneurs de Damas et même d’Antioche accourent à Tibériade, séduits par les agents du prince. Néanmoins, je ne sais pourquoi, le voyage inattendu de Claudia Procula me parut avoir d’autres motifs.
Je ne pus contenir ma curiosité plus de deux jours et lui adressai un message sur une double tablette de cire, lui demandant la permission de lui rendre visite. Le serviteur revint peu après disant que Claudia Procula, agréablement surprise de mon message, me souhaitait la bienvenue et m’invitait à la rejoindre sur-le-champ.
Comme mon talon était encore loin d’être guéri, je me fis porter en litière à travers les jardins pour me rendre auprès d’elle. Une fois arrivé au portique, je sautai à terre et boitai, appuyé sur une canne, jusqu’au palais d’été. La faveur qui m’avait été accordée attira considérablement l’attention et de nombreux étrangers en villégiature sortirent pour me voir, car l’épouse du proconsul avait fait savoir à tous qu’elle ne désirait recevoir ni visites ni hommages eu égard à son état de santé.
Les domestiques me conduisirent directement dans une pièce fraîche et ensoleillée où Claudia Procula, le visage très pâle et les yeux pleins de langueur, était étendue sur des coussins de pourpre ; près d’elle était assise une femme juive vêtue fort luxueusement et à peu près du même âge dans une attitude pleine de respect.
Claudia me tendit ses mains diaphanes, en poussant des exclamations de joie.
— Ô Marcus ! Quel bonheur de voir une personne amie et compréhensive ! Qu’est-il arrivé à ton pied ? Je suis moi-même si malade ! Je ne puis trouver le sommeil, j’ai des douleurs d’entrailles et mon foie ne va pas bien !
Puis, se tournant vers sa compagne, elle expliqua :
— Voici le jeune homme dont je t’ai parlé, mon ami d’enfance Marcus Mézentius Manilianus. Son père était le plus fameux astronome de Rome ; il fait également partie de la famille de Mécène par lequel il descend des Étrusques qui luttèrent jadis contre Énée en personne pour la conquête du pouvoir. La dernière fois que je l’ai vu, c’était à Jérusalem durant les fêtes de la Pâques et je ne m’attendais guère à le rencontrer ici !
Je la laissai parler, bien que son discours ne fût point l’expression de l’exacte vérité ! Elle exagérait un tantinet mais si, pour une raison ou pour une autre, elle éprouvait le besoin de tout présenter sous son meilleur jour et de rehausser mon importance aux yeux de sa dame de compagnie, pourquoi m’y opposer ?
— Cette excellente personne est Jeanne, l’épouse du questeur du prince Hérode Antipas, me dit-elle en me présentant sa compagne. Je l’ai connue à Jérusalem et elle a promis d’être ma dame de compagnie durant mon séjour ici. J’ai une entière confiance en elle.
La femme sourit et me lança un regard scrutateur. Dans sa face ronde et molle, ses yeux n’étaient point d’une femme stupide et l’on pouvait y lire une profonde connaissance de la vie.
— Je te salue, ô Marcus Mézentius ! dit-elle. Mais comment se fait-il qu’étant romain, tu portes une barbe et des vêtements à la manière des Hébreux.