— Je suis très étonné que ces pêcheurs sans aucune éducation aient pu traiter de la sorte la Magdaléenne après qu’elle eût sacrifié une partie de ses biens à sa cause. De même, on aurait pu attendre d’eux qu’au moins par reconnaissance ils te tiennent au courant de tout, toi qui occupes une haute position. Je suppose que c’est grâce à ton intervention que l’on a cessé de les poursuivre.
— Ce sont des hommes pleins d’ingratitude, approuva Jeanne qui se reprit aussitôt pour leur rendre justice : « Peut-être sont-ils obligés de conserver les mystères qui leur ont été confiés. Mais pour quelle raison Jésus a-t-il choisi justement ces hommes-là ? »
Claudia Procula s’empressa de souligner :
— Ma position d’épouse du procurateur de la Judée est une position si élevée que ces pêcheurs incultes devront s’incliner et faire part à leur maître de mon désir de le rencontrer ; force leur sera de considérer comme une grâce le fait que je leur envoie un messager ; sans compter qu’il pourrait se révéler fort avantageux pour eux-mêmes de jouir de mon secret appui.
Je ne pus me contenir plus longtemps.
— Je crois, ô Claudia, que tu ne comprends guère son royaume, intervins-je. Jésus de Nazareth n’est ni un ange ni un guérisseur ! Peux-tu concevoir qu’il est le fils de Dieu ?
— Oublies-tu toi-même que je suis de la famille de l’empereur, et qu’il m’a reçu maintes fois à sa table du temps que je résidais à Rome ? rétorqua Claudia Procula d’un air offensé.
Jeanne m’adressa un signe plein d’humilité comme pour me donner un avertissement.
— Je ne suis qu’une femme et les femmes sont dépourvues d’âme suivant le dieu d’Israël, dit-elle, alors que Jésus leur permettait de cheminer avec lui. Je te dirai ce que je pressens en mon cœur et ce que me dicte ma raison : ses disciples ne cessent de discuter pour savoir où et quand sera construit le royaume d’Israël, Israël qui a abandonné Jésus en clamant que son sang retombât sur tous ses fils ! Alors je me demande s’il est possible qu’Israël demeure toujours la nation élue de Dieu.
Mais cette discussion stérile finissait par me lasser.
— Quoi qu’il en soit, dis-je avec impatience, que pouvons-nous faire pour le rencontrer ?
— Je ne sais, attendre ! répondit Jeanne. Mais j’ai attendu et attendu et rien n’est advenu ! Peut-être a-t-il oublié les femmes à présent ! Le fait également que dès ton arrivée tu aies souffert d’une maladie qui t’empêche de partir à sa recherche, ne laisse point de m’inquiéter.
— Mais je suis presque rétabli maintenant, et avec une barque ou une litière je peux me déplacer à mon gré ! me récriai-je. Cependant quelque chose me retient car je ne veux rien tenter par force – nul ne pourrait d’ailleurs forcer Jésus ! Il n’apparaît qu’à ceux qu’il aime, et s’il en est ainsi, je reconnais que je ne suis point digne de le voir devant moi.
— Ton manque d’initiative me dépasse ! ironisa Claudia Procula. Moi, je brûle d’impatience de le rencontrer car je doute fort que les bains puissent me guérir de l’insomnie ! Ah ! Si j’étais un homme, j’agirais ! Mais je me dois à mon rang que je ne puis oublier !
— Pourquoi n’irais-tu point à Magdala pour voir Marie ? suggéra Jeanne après réflexion. La position de mon époux m’interdit de lui rendre visite ; tu sais qu’elle a une mauvaise réputation, à tort ou à raison, et que même nous ne pouvons la faire venir en secret rencontrer Claudia ici. En revanche, rien ne t’empêche toi d’aller la voir pour lui demander conseil. Qu’elle sache bien au moins que sa compagnie ne m’inspire pas plus de honte à présent que lorsque nous allions ensemble par les chemins, mais dis-lui qu’en l’état actuel des choses, je dois tenir compte de la position de mon époux à la cour. Ce sont là des subtilités que peut-être tu ne comprends point parce que tu es un homme, mais une femme les saisira parfaitement.
Puis, me voyant hésiter, elle ajouta en souriant avec malice :
— Tu es un Romain jeune et plein d’ardents désirs de vivre. Tu peux lui faire une visite sans le moindre scrupule, nul ne s’en étonnera ! Elle était jadis possédée de sept démons et en Galilée on en parle encore, même si elle a changé sa façon de vivre. Je te donne là mon opinion personnelle.
Persuadé de n’avoir rien à gagner à entrer dans leurs querelles féminines, je promis de réfléchir à ce sujet. Nous nous mimes à bavarder à bâtons rompus et Claudia Procula me proposa de l’accompagner à la ville, lorsqu’elle se sentirait mieux, pour assister aux courses. D’une part, Hérode Antipas était fier de la cité, de l’hippodrome et du théâtre qu’il avait fait construire et, d’autre part, Claudia estimait qu’elle devait dans une certaine mesure s’acquitter des obligations imposées par son rang, ne fût-ce que par courtoisie vis-à-vis de ses hôtes. Puis elle m’autorisa à me retirer, après que nous nous fussions juré de nous avertir immédiatement si nous avions des nouvelles de Jésus. Elle me promit en outre de me faire tenir une invitation à dîner.
Regagnant mon auberge, j’avisai un marchand originaire de Sidon assis à l’ombre des portiques devant ses étoffes étalées. Je m’arrêtai et choisis un foulard de soie brodé de fils d’or que je mandai sur-le-champ à Claudia Procula en guise de présent.
Marie de Beerot, qui m’attendait avec impatience, m’avait sans doute aperçu conversant avec le Sidonien à la barbe bouclée. Peut-être crut-elle que je lui avais acheté quelque babiole car, après un petit moment, elle se mit à me harceler.
— Je constate que tu peux te tenir debout lorsque tu en as envie. En revanche, moi, tu me laisses ici, derrière les rideaux d’une chambre fermée comme si tu avais honte de ma compagnie bien que nul ne connaisse rien à mon sujet, sinon l’abnégation avec laquelle je me suis occupée de toi lorsque tu étais à l’article de la mort. Moi aussi, j’aimerais bien voir du monde et bavarder avec des amies dans ces beaux jardins, écouter de la musique et me promener sous un parasol le long des rives du lac. Mais toi, tu ne songes qu’à ton propre bien-être !
Je me sentis profondément accablé en songeant à l’enthousiasme qui avait présidé à notre départ de Jérusalem et à la manière dont notre espoir allait s’évanouissant peu à peu. Claudia Procula elle-même avait parlé de Jésus bien différemment qu’en ces jours lourds de culpabilité où la terre avait tremblé ; et sa compagne Jeanne ne devait plus être la Jeanne qui avait suivi le maître sans souci de son foyer ni du rang élevé de son époux, l’intendant d’Hérode Antipas. Ici, sous les portiques de marbre et les rosiers en fleurs, dans le suave murmure des flûtes entre les myrtes, baignant dans l’atmosphère soufrée des thermes, tout avait repris sa forme accoutumée et au milieu de ce luxe et de cette facilité, il n’y avait nulle place pour le surnaturel.
— Marie de Beerot, as-tu oublié les raisons de notre voyage ?
— Je m’en souviens mieux que toi et attends avec impatience des nouvelles de Nâtan et de Suzanne. Je ne pense qu’à eux. Mais pourquoi, durant cette attente, ne pourrais-je jouir de tout ce qui est ici nouveau pour moi ?
— Tout ce qui est ici appartient à ce monde, répliquai-je. On se lasse promptement de ce genre de compagnie et je donnerais tout cela pour pouvoir contempler de loin le ressuscité !
— Naturellement et moi de même ! s’écria Marie joyeusement. Mais pourquoi ne peut-on se divertir en attendant ? Je suis comme une pauvre paysanne visitant la ville pour la première fois et qui entre dans la boutique de jouets d’un marchand syrien ; je ne m’attends pas à voir ces jouets devenir miens, je ne suis pas aussi naïve, mais pourquoi ne puis-je les regarder et les toucher ?