Je ne la comprenais décidément pas et me lassai bientôt de son obstination.
— Tu auras ce que tu désires, promis-je avec irritation dans l’unique espoir de me débarrasser d’elle. Demain, je louerai une barque qui nous conduira à Magdala. On m’a dit que l’éleveuse de colombes s’est séparée de ses compagnons pour retourner chez elle. Nous irons lui rendre visite.
Mais Marie de Beerot ne parut guère enchantée par ce projet.
— La Magdaléenne est une femme irascible, dit-elle mécontente. Certes, je reconnais que c’est la seule personne qui m’ait traitée avec gentillesse et parlé comme à un être humain ; c’est elle qui m’a donné la foi en la royauté de Jésus le Nazaréen, mais elle me fait peur.
— Pourquoi ? m’étonnai-je. N’est-ce point elle encore qui te plaça sur mon chemin près de la porte de la vieille muraille après t’avoir soufflé les mots d’alors ?
— Elle peut exiger de moi quelque chose que je refuserai de faire à présent que tu m’as prise sous ta protection, expliqua Marie. Sa volonté est plus forte que la mienne, je ne sais plus ce que je veux si elle me donne un ordre.
— Que penses-tu qu’elle pourrait t’ordonner ?
— Elle s’habille tout de noir maintenant, peut-être exigera-t-elle que j’ôte ces vêtements si jolis que tu m’as offerts pour me couvrir de sacs ; ou peut-être voudra-t-elle que je me sépare de toi à présent que tu m’as amenée en Galilée, et c’est là ce que je redoute le plus.
— Marie de Beerot, m’écriai-je plein de courroux, que souhaites-tu en vérité et qu’attends-tu de moi ?
— Je ne souhaite rien et je n’attends rien ! rétorqua-t-elle également rageuse, puis faisant un geste rempli d’orgueil, elle ajouta : « Qu’est-ce que tu imagines ? Je ne demande qu’à vivre un jour après l’autre à tes côtés. Tout était très simple lorsqu’il n’y a guère tu gisais brûlant de fièvre sur ta couche et que j’humectais tes lèvres desséchées : tu me suppliais alors pour que je pose ma main sur ton front et tu exigeais pour dormir que je garde ta main dans la mienne tout au long de la nuit. Mais même ainsi je ne désire rien ; ces jours ont été les meilleurs jours de ma vie et j’aurais voulu qu’ils ne s’achèvent pas si vite ! Mais naturellement nous ferons ce que bon te semble et en aucun cas ce que je désire. »
Je compris que le moment de notre séparation était proche, et que plus elle demeurerait près de moi, plus elle me lierait à elle. Je risquai de m’accoutumer à sa compagnie. De même un homme qui achète sans réfléchir un esclave ou un chien se lie à eux et finit par dépendre entièrement de l’esclave ou du chien.
En conséquence, je louai dès le lendemain une barque avec deux rameurs et nous mîmes le cap vers Magdala sur les vagues étincelantes de la mer de Galilée. La vaniteuse Marie tenta de protéger son visage de l’éclat du soleil ; en effet tandis qu’elle demeurait derrière les rideaux tirés de la chambre, elle s’était évertuée, à l’instar des autres femmes de l’auberge, à se passer du jus de concombre sur la peau afin d’en effacer la couleur brune, ce dont elle ne s’était guère souciée sur la route de Jérusalem.
J’entamai la conversation avec les rameurs pour m’habituer au dialecte du pays. Ces hommes rudes montrèrent quelque hargne dans leurs réponses et, tant que nous longeâmes la côte de Tibériade, ils ne parurent guère à leur aise, sans doute intimidés par la beauté grecque de cette cité nouvelle que le prince Hérode Antipas a construite à grands frais il n’y a guère plus de vingt ans. Pour gagner le large plus rapidement, ils hissèrent une voile, mais le vent peu favorable changeant capricieusement de direction, force leur fut de reprendre les rames.
Il me revint à l’esprit que Jésus de Nazareth avait marché quelque part sur ces eaux-là, mais à présent, sous l’étincelante lumière du soleil, face aux montagnes gris-bleu de l’autre rive, forcé par des flots moutonnant au souffle frais de l’air, cette histoire me parut incroyable. J’eus la pénible sensation de poursuivre un mirage, un rêve, un conte à l’usage de pêcheurs superstitieux. Il me semblait qu’un temps démesuré s’était écoulé depuis les jours de Jérusalem, comme si le Nazaréen n’eût jamais vécu sur la terre. Désireux de reprendre pied dans la vivante réalité, j’interrogeai les rameurs :
— Vous est-il arrivé de voir Jésus de Nazareth lorsqu’il s’adressait aux foules sur les rives de ce lac ?
Les pêcheurs échangèrent un regard puis levèrent leurs rames.
— Pourquoi demandes-tu cela, ô étranger ? dirent-ils visiblement effrayés.
— Je me trouvais à Jérusalem lorsqu’il fut crucifié, répondis-je, et je ne crois point qu’il méritât une mort aussi infamante.
— Cela n’a pourtant rien d’étonnant, il était Galiléen et ceux de Jérusalem nous méprisent. C’est de sa faute, car il s’est livré aux prêtres pleins d’avarice et aux hypocrites Pharisiens.
— L’avez-vous vu ? demandai-je une nouvelle fois.
Ils hésitèrent en échangeant un nouveau regard, mais leur orgueil national l’emporta enfin.
— Bien sûr que nous l’avons vu, et plusieurs fois ! affirmèrent-ils. Un jour que nous étions cinq mille à l’écouter prêcher, il nous donna à manger à satiété avec cinq pains d’orge et deux poissons ; on ramassa même douze couffins pleins de restes. Voilà comment il était !
— Que disait-il ? Vous souvenez-vous de ses enseignements ? m’enquis-je avec avidité.
Mais ils étaient en proie à la frayeur et ils répliquèrent :
— Nous, les gens simples, ne devons point répéter ce qu’il a dit si nous ne voulons pas nous attirer la colère des autorités.
— Dites-moi au moins une chose telle que vous vous la rappelez ! insistai-je. Je ne suis qu’un voyageur, un étranger en villégiature et je ne répéterai point ce que vous me communiquerez.
— N’oublie pas que cela ne vient pas de nous mais de lui, répondirent-ils. Puis ils poursuivirent en chœur : « Heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux est à eux. Heureux les doux et les humbles, car ils recevront la terre en héritage. Heureux les persécutés pour la justice car le royaume des cieux est à eux… Soyez dans la joie et l’allégresse car votre récompense sera grande dans les cieux… Nul ne peut servir deux maîtres… Ne vous affligez point… Il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. »
Ils donnaient tous deux l’impression d’avoir maintes fois médité les paroles du Nazaréen, pour les adapter à ce qui les intéressait ou préoccupait personnellement. C’était là tout ce dont ils se souvenaient ou peut-être se refusèrent-ils à en dire davantage. Je lus dans leurs yeux, tandis qu’ils contemplaient mes luxueux vêtements et le coussin de la barque, une certaine joie face au mal de l’étranger.
— Qu’avez-vous encore à raconter sur lui ? demandai-je, rompant le silence qui avait suivi.
— C’était un très bon pêcheur, assurèrent-ils. Capable de repérer un banc de poissons même lorsque les autres avaient pêché en vain toute la nuit. Une fois, ils sont revenus à terre leurs barques près de couler tant leur pêche avait été abondante, alors que les autres rentraient bredouilles. Il savait aussi calmer la tempête et apaiser des flots tumultueux en un rien de temps. On a dit également qu’il a guéri des malades, mais nous ne nous y sommes guère intéressés car nous avons toujours été en bonne santé. Ce que j’admirais le plus en lui, c’est que bien qu’étant de l’intérieur, de Nazareth, il connaissait les eaux, les vents et les mouvements des bancs de poissons à la perfection.
Je ne pus rien en apprendre de plus malgré mon insistance à les interroger ; ils finirent même par devenir méfiants.