— À Jérusalem, on racontait qu’il était ressuscité et de retour en Galilée, dis-je pour conclure. En avez-vous entendu parler ?
À ces mots, ils se mirent à ramer de plus belle comme pour accélérer le voyage.
— Radotages de vieilles femmes ! grommelèrent-ils après un silence. Un homme mort ne ressuscite point et c’était un homme comme nous, à la différence qu’il prêchait et faisait des miracles. Tu ne nous feras pas tomber dans ton piège aussi beau parleur sois-tu !
Ils n’étaient guère disposés à poursuivre.
— Ce sont des racontars des gens de Capharnaüm. Nous, nous sommes des pêcheurs de Tibériade.
Magdala est un important village de pêcheurs de plusieurs milliers d’habitants. Nous perçûmes de loin, flottant sur les eaux, l’odeur des conserveries de poissons salés. Lorsque les rameurs sautèrent à l’eau et poussèrent la barque jusqu’au rivage, je les payai et leur enjoignis de regagner leur demeure. Ce n’est qu’après avoir traversé le village appuyé sur ma canne et avec l’aide de Marie, que j’autorisai la jeune fille à demander où vivait Marie la Magdaléenne ; comme elle est très connue dans le pays l’on nous indiqua aussitôt un groupe important d’édifices dans les environs du village, en direction de la vallée des colombes. Me voyant boiter, un maraîcher en route vers la campagne m’offrit courtoisement son âne. Il sourit d’un air entendu lorsque je mentionnai le nom de Marie.
— C’est une femme sage et fort riche, murmura-t-il cependant. Plusieurs chasseurs travaillent à son service pour capturer les colombes qu’elle élève ensuite dans ses grands colombiers à l’intention du temple. Elle possède également un jardin et une participation dans les conserveries de poissons salés. Elle a l’habitude de voyager, mais on dit qu’elle est revenue chez elle depuis peu.
J’avais entrepris ce voyage sans guère entretenir d’espoir, mais en m’approchant de la maison de Marie de Magdala, monté sur un âne chargé de couffins de légumes vides, je me sentis envahi d’une nostalgie inattendue et d’un ardent désir de revoir son blanc visage. Je la revis telle qu’elle m’était apparue chez Lazare et jamais, ce me semble, nulle femme ne m’avait inspiré un tel regret. Le propriétaire de l’âne qui marchait à mes côtés fixa ses yeux sur moi.
— Il t’arrive la même chose qu’aux autres apparemment ! constata-t-il. Plus ils approchent de sa maison, plus ils montrent d’impatience à la rejoindre. Moi, je ne veux pas avancer plus près, et tu voudras bien me pardonner si je te laisse à ce croisement.
Il nous quitta, excitant son âne pour s’éloigner au plus vite tandis que Marie de Beerot poussait un soupir.
— Tout cela finira mal, avertit-elle. Retournons en arrière ! Le soleil blesse mes yeux même lorsque je me voile la face, je suis couverte de sueur et respire avec difficulté.
Mais j’entrai vaillamment en clopinant dans la cour de la maison, où j’aperçus une femme vêtue de noir donnant à manger aux colombes qui voletaient autour d’elle, se posant sur ses épaules et se balançant dans ses mains. En nous voyant, la femme éparpilla les graines à la volée, se leva, puis découvrit son visage pour venir à notre rencontre. Surprise et joyeuse à la fois, elle nous salua avec une exclamation de plaisir.
— Je sentais l’approche de quelqu’un mais je n’imaginai point que ce pût être Marcus le Romain avec Marie de Beerot.
— La paix soit avec toi, Marie de Magdala, dis-je.
Je contemplai sa blanche face sillonnée de rides avec une joie si grande, une telle impression de bonheur, que j’aurais été capable de me jeter à terre devant elle pour lui embrasser les genoux.
Elle frappa dans ses mains pour chasser les oiseaux qui voltigeaient autour d’elle et nous fit traverser la cour jusqu’au jardin où se trouvait un pavillon dans lequel elle nous invita à pénétrer. Elle alla, avant toute chose, chercher de l’eau elle-même et s’agenouilla pour me laver les pieds en dépit de mes protestations ; le contact de ses mains sur mon pied meurtri me produisit un doux soulagement. Elle lava également les pieds de Marie qui essayait de s’en défendre tout en étouffant son rire en se couvrant la bouche de la main. Après nous avoir offert de l’eau fraîche de la fontaine, elle éloigna Marie :
— Va visiter les colombiers, la maison et tout ce que tu veux, mais ne nous dérange pas, petite folle !
La jeune fille partit en courant, visiblement soulagée d’échapper à sa compagnie. Elle la suivit du regard en secouant la tête.
— Qu’as-tu fait à cette fille ? demanda-t-elle. Est-ce toi qui l’as revêtue de ces habits bariolés ? Il m’a semblé voir un démon se profiler dans son regard, alors qu’à Jérusalem elle se montrait pleine d’humilité et de repentir.
— Je n’avais nulle intention de lui faire du mal, et je ne l’ai même pas touchée si c’est cela que tu veux insinuer ! répondis-je. Elle s’est admirablement occupée de moi lorsque mon pied s’est infecté dans la cité des bains de Tibériade.
— Combien de fois les bonnes intentions d’un homme font plus de mal à une femme qu’il n’imagine ! Tu es incapable de te charger de l’éducation de cette fille, aussi vaut-il mieux t’en délivrer.
— Elle cherche Jésus de Nazareth tout comme moi ! rétorquai-je.
Et je soulageai mon cœur lourd auprès de la Magdaléenne, lui contant comment nous avions quitté Jérusalem, comment Suzanne et Nâtan nous avaient abandonnés et comment j’avais rencontré Jeanne dans un palais d’été de Tibériade en compagnie de Claudia Procula. Elle hocha la tête à plusieurs reprises durant mon monologue, un sourire froid sur les lèvres.
— Je connais l’avare Suzanne et l’orgueilleuse Jeanne, dit-elle. Il fallait que des écailles couvrissent mes yeux lorsque nous cheminions ensemble telles des sœurs et que je ne voyais que Jésus ! Tu as suffisamment fréquenté les disciples pour ne point ignorer comment ils sont et avec quel soin jaloux ils gardent le secret du royaume ; je crois que le mortier avec lequel Jésus se proposait de bâtir son royaume te surprend autant que moi. J’ai regagné ma maison pour attendre ici, car je suis lasse de la compagnie de ces hommes pleins d’obstination et de la jalousie des femmes. Je sais qu’il nous a précédés en Galilée, mais ne serais point étonnée qu’il ne veuille plus voir aucun d’entre nous ; peut-être est-il aussi déçu par nous que nous le sommes les uns par les autres. J’ai donc laissé les pêcheurs à leur pêche, tandis que la mère de Jésus s’en retournait à Nazareth.
La mine chagrine, elle joignit les mains en balançant son corps.
— Pourquoi ne suis-je qu’un être humain ? se lamenta-t-elle. Pourquoi ne suis-je qu’une femme au cœur dur à présent qu’il n’est plus parmi nous ? Ô malheureuse ! Son royaume s’éloigne de moi qui n’ai plus assez foi en lui !
Elle jeta alentour des yeux emplis d’effroi, comme hallucinée par une apparition menaçante.
— Il était la lumière du monde, cria-t-elle. Les ténèbres m’envahissent même en plein soleil depuis qu’il est absent. J’ai peur que les démons ne s’emparent de nouveau de moi, dans ce cas je ne voudrais plus vivre, je préférerais me pendre ! J’ai déjà trop souffert !
Sa peine m’oppressait comme si une pierre eût pesé sur mon cœur et je tentai de lui apporter une consolation en disant que, d’après Jeanne, Jésus était apparu un matin à ses disciples tandis qu’ils étaient à la pêche.
— On me l’a dit, répondit-elle, mais il est possible que ces rustres aient été tout bonnement satisfaits de leurs cent cinquante gros poissons ! Leur filet était si rempli qu’ils durent le traîner jusqu’au rivage de crainte de le rompre. Mais pourquoi, s’ils ont vu le rabbin, ne me l’ont-ils pas dit pour me conforter ?
Il semblait que son cœur fût plein de rancœur et de jalousie parce que Jésus s’était manifesté en Galilée d’abord à ses disciples plutôt qu’à elle !