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Lorsque je fus rassasié jusqu’à l’étouffement, Marie s’accroupit à mes pieds sur le tapis et mangea à son tour, permettant à l’autre Marie de faire de même. Son visage exprimait une douce paix, illuminé par un sourire merveilleux. La contemplant à travers le voile ténu de la boisson, je songeai qu’elle avait dû être une des femmes les plus belles et les plus séduisantes de son pays. Marie de Beerot, ressentant sans doute de même, osa proférer :

— Lorsque tu souris de cette manière, ô Marie la Magdaléenne, en vérité je suis prête à croire que les hommes accouraient de Damas et d’Alexandrie pour te voir et que c’est avec leurs dons que tu as édifié ta belle maison et acquis tous ces meubles superbes. Mais comment peut-on y parvenir ? Apprends-moi comment obtenir des hommes des présents si extraordinaires en faisant pour eux ce que les conducteurs de chameaux achètent pour quelques oboles à Jérusalem.

La tristesse se peignit sur le visage de la Magdaléenne.

— Ne m’interroge point là-dessus, dit-elle dans un murmure. Nulle femme n’est à même d’enseigner cela à une autre, car seule une possédée d’un ou de plusieurs démons peut y parvenir. Mais en même temps le démon la consume et la martyrise si bien qu’elle a le sentiment d’une corde nouée autour de son cou ; rien ne la satisfait jamais, rien ne lui procure de la joie et elle se hait plus elle-même qu’elle ne hait les hommes et le monde entier.

Marie de Beerot qui la regardait d’un air incrédule, inclina la tête.

— Peut-être as-tu raison, reconnut-elle. Mais je préférerais cependant le démon si, grâce à lui, je pouvais devenir une enchanteresse aux yeux des hommes.

Marie de Magdala la frappa sur la bouche.

— Tais-toi, stupide fille, tu ne sais ce que tu dis ! s’écria-t-elle avec colère.

La jeune fille, effrayée, se mit à pleurer tandis que la Magdaléenne, la respiration oppressée, répandait de l’eau autour d’elle, disant :

— Je ne demande point pardon de t’avoir frappée, car je ne l’ai pas fait par haine mais pour ton bien. J’aimerais que l’on me traitât de même si je parlais d’une manière aussi insensée que toi ! Sache que le démon peut t’obliger à vivre dans les sépulcres et à manger des détritus, et nulle chaîne ne te retient, et nul homme, même le plus fort, ne peut te dominer lorsque le démon te tourmente ; et je ne saurais dire quels sont les pires de ceux qui rongent le corps ou qui corrompent l’âme au point de la vider de sa substance.

« Tu m’as peinée, poursuivit-elle, mais je ne t’en garde point rancune ; peut-être était-il nécessaire que tu me fisses souvenir du passé ; il ne restait qu’un squelette exsangue sous mon masque et nombreux furent les hommes que les démons conduisirent à leur perte par mon truchement. Incommensurable était ma dette, mais tout me fut remis. Notre prière doit être : « Ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du Mauvais ! » alors que toi tu dis en ton cœur : « Soumets-moi à la tentation, et conduis-moi au Mauvais ! » Tes yeux le disent, et ta bouche, et tes pieds qui tambourinent d’impatience sur le sol ! As-tu oublié celle qui promit à Jérusalem de se contenter de poisson salé et d’un morceau de pain d’orge aussi longtemps qu’elle vivrait si elle se sauvait de sa misère ? Ce fut la raison pour laquelle je te mis sur le chemin de ce Romain ; mais au lieu de garder les yeux baissés et de lui exprimer ta reconnaissance, voici que tu tentes de le prendre dans tes rets !

Marie de Beerot apeurée sanglotait sans oser lever les yeux sur moi. J’éprouvais en mon cœur de la pitié pour elle mais la Magdaléenne la regardait, les sourcils sévèrement froncés.

— Réfléchis à ce que tu veux faire de ta vie, dit-elle. Veux-tu la tentation, le péché et la méchanceté qui te conduiront à ta perdition, ou souhaites-tu seulement une vie simple ?

La jeune fille releva la tête.

— Je désire le pardon de mes péchés comme je l’ai dit et me purifier pour retrouver ma virginité, se hâta-t-elle de répondre. Et ne m’oblige pas à dévoiler ce que je désire pour la suite. Mais mon souhait ne pourrait-il s’accomplir si je priais avec ferveur ?

— Je te comprends mieux que tu ne l’imagines et puis lire dans tes pensées pleines de naïveté. Écoute-moi donc, moi qui ai plus d’expérience que toi : ôte ces vêtements multicolores, ces bijoux de pacotille et reste chez moi pour le moment. C’est pour ton bien que je te le demande. Je t’apprendrai à capturer des colombes et j’effacerai les mauvaises pensées de ta tête. Et si Jésus de Nazareth m’apparaît, peut-être te prendra-t-il alors en compassion.

Mais la jeune Marie versa des larmes plus amères encore et cria en m’étreignant les genoux :

— Voilà ce que je craignais ! Ne me laisse pas entre les mains de cette femme ! Elle me convertirait en sa servante ou me vendrait comme esclave ! Terrible est sa réputation, je te le dis moi qui le sais !

Alors Marie de Magdala ajouta en secouant la tête :

— Si tu avais plus d’expérience, tu comprendrais qu’il faut te séparer quelque temps de Marcus, sinon ton Romain se lassera de toi et t’abandonnera d’une manière peu honorable. Et comment sais-tu si en vivant à mes côtés tu ne vas pas apprendre à te rendre plus séduisante à ses yeux ?

Je poussai un soupir de soulagement en constatant les efforts de Marie pour me délivrer d’une charge qui me devenait insupportable. La jeune fille s’accrochait à mes genoux, inondant de ses larmes les bords de mon manteau, mais elle finit par se calmer et accepter sa destinée. Marie lui enjoignit alors de se laver le visage et d’aller revêtir d’autres habits.

— Je suis responsable de cette enfant, dit-elle lorsque celle-ci se fut éloignée. Elle est encore si jeune que son cœur est ouvert pour le mal comme pour le bien et c’est une tentation au-dessus des forces d’un homme ; que tu aies su y résister témoigne en ta faveur. Marie de Beerot, dans sa simplicité, est un des tout petits ; plutôt que de la scandaliser, il serait préférable pour toi de te suspendre autour du cou une meule et d’être englouti en pleine mer.

— Je n’ai jamais eu la moindre intention de la scandaliser ! répliquai-je me sentant offensé. C’est elle, au contraire, qui en sa naïveté a fait tout ce qu’elle a pu pour me séduire ! D’ailleurs, si la maladie ne m’avait frappé, peut-être l’aurais-je prise lorsque Suzanne et Nâtan m’ont abandonné. Mais cela vaut bien mieux ainsi, occupe-toi d’elle afin que je sois libre pour me mettre en quête du Nazaréen.

— Je ne crois point que Suzanne t’ait abandonné, elle est trop simple pour ce faire ; je pense plutôt qu’elle demeure à Capharnaüm, en proie au même doute que les autres femmes parce que rien ne se passe. Mais permets-moi de t’adresser une question : qu’attends-tu de la vie, ô Marcus Mézentius ?

Elle dit, et je rentrai en moi-même me remémorant le passé avec humilité.

— J’ai eu de la chance ! contai-je. Lorsque j’étais jeune, j’appris diverses langues à Antioche puis étudiai à l’école de rhétorique de Rhodes. Tout ce à quoi j’aspirais alors était d’obtenir un poste de secrétaire auprès de quelque proconsul du Levant ou de gagner ma vie comme philosophe au service d’un Romain ignare mais plein d’argent. À vrai dire, après mon arrivée à Rome je fus quelque peu désappointé de ne point être admis dans la chevalerie, quoique je n’eusse par ailleurs nulle envie d’être militaire.

« Plus tard, un testament m’accorda le droit de porter un anneau d’or au pouce ce qui, même à l’époque, ne signifiait rien à mes yeux ; je méprise plutôt cet honneur et garde mon anneau bien serré dans ma bourse. Je me rendis compte rapidement que rien n’avait de valeur pour moi puisque j’étais en mesure d’obtenir tout ce que je désirais. En ce temps-là, je vivais aveuglé par une passion et je me vis contraint de fuir la ville de Rome pour ne point tomber sous les coups d’assassins.