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« Qu’est-ce que je demande à la vie ? Je ne peux que m’interroger moi-même en ces termes : quelle force m’a fait quitter Alexandrie pour me rendre à Jérusalem et quelle force m’a contraint à m’arrêter au pied de la croix du roi des Juifs lorsque la terre se couvrit de ténèbres ?

« Quand j’atteignis l’âge d’homme, continuai-je, un caprice du destin m’octroya la possibilité de tout conquérir : amitiés, faveurs, plaisirs. J’aurais même pu obtenir le pouvoir si je l’avais convoité, mais je n’ai jamais pu concevoir cette soif commune à tous les hommes. Et bientôt, un goût de cendre me resta dans la bouche ; après avoir savouré le plaisir jusqu’à la démesure, je me retrouvai profondément abattu et désespéré. Il est clair pour moi que je ne désire nullement finir ma vie à Rome sous les traits d’un vieillard bouffi par les plaisirs et rabâchant sans cesse les mêmes idées et les mêmes histoires insipides qui ne font plus rire personne.

« Je connais d’ailleurs ce qui m’attend si je retourne à Rome où, tôt ou tard, va se produire un coup d’état comme tu sais. À l’heure des règlements de comptes, je perdrai ma tête car, respectant le génie de l’empereur, je refuse de prendre part aux machinations d’un homme d’origine plébéienne assoiffé de sang. Je préfère devenir doux et humble de cœur.

— Qu’attends-tu de Jésus de Nazareth ? interrogea encore Marie.

— J’ai pressenti son royaume, il ne procède pas seulement du rêve et de la poésie comme l’enfer de Virgile mais également de la réalité dans laquelle nous vivons ; oui, lorsque j’y réfléchis, sa réalité se mélange confusément à celle de la vie même. Ô Marie, je suis heureux de pouvoir vivre en ces jours où je sais qu’il se trouve en Galilée. Je n’attends de lui rien de plus que ce qu’il me donne, car en vérité son royaume ne peut être un royaume ordinaire mais une nouveauté que je ne suis point encore en mesure de concevoir ; depuis le commencement du monde en effet, se sont édifiés des royaumes qui toujours se sont effondrés, y compris celui d’Alexandre ; seule Rome durera à mon avis, et pour cela-même, le royaume de Jésus ne peut être de ce monde.

Notre conversation se poursuivit jusqu’au retour près de nous de Marie de Beerot ; elle s’était lavé le visage et peigné la chevelure maintenant devenue lisse. Vêtue d’un manteau blanc et nu-pieds, elle paraissait si jeune et si touchante qu’une vague de tendresse me submergea me faisant oublier tout le mal que je pensais d’elle. Je décidai de regagner Tibériade ce même jour afin que notre séparation ne lui fût point trop pénible. La Magdaléenne me promit de m’envoyer un message si quelque événement d’importance se produisait, et me pria de saluer de sa part Jeanne et Claudia Procula lorsque je les verrais.

Je marchai jusqu’au village sans souffrir le moins du monde, si bien que j’envisageai de poursuivre mon chemin à pied le long des rives du lac pour regagner Tibériade et les thermes. Mais je rencontrai les pêcheurs qui nous avaient amenés en bateau et qui manifestement attendaient mon retour ; il est vrai qu’ils n’avaient rien à faire et que je les avais bien payés.

Le ciel s’était couvert et le vent qui soufflait avec force agitait les flots faisant gonfler les vagues. Les deux hommes levèrent la tête pour observer les nuages noirs amoncelés au-dessus de la vallée des colombes et de la montagne.

— La mer de Galilée est traître, dirent-ils. Ses coups de vent soudains peuvent dérouter la barque et la remplir d’eau. Sais-tu nager, seigneur ?

Je leur racontai que du temps de ma jeunesse j’avais gagné un pari en nageant de Rhodes jusqu’au continent sans craindre les courants maritimes. Mais, comme ils n’avaient jamais entendu parler de Rhodes, mon exploit ne les impressionna guère. Il est vrai qu’un bateau me suivant, je ne courais pas le moindre risque de me noyer. J’avais d’ailleurs été plus stimulé par mon attirance pour une jeune fille provocante que par la prouesse elle-même. Elle m’avait promis en effet de me couronner si je gagnais, et c’est pourquoi j’avais nagé jusqu’à la limite de mes forces ; à la fin de l’épreuve, je ne ressentais plus aucune attirance pour cette fille !

Je m’installai sur les coussins à la poupe du bateau et m’absorbai dans la contemplation des nuages qui couraient dans le ciel, tandis que les deux hommes, retroussant leurs manteaux jusqu’à la ceinture, mettaient la barque à l’eau et empoignaient les rames. Je me rendis compte qu’ils n’ignoraient point ma visite chez Marie de Magdala. Comment, d’ailleurs, pourrait-on cacher quoi que ce soit dans un village de pêcheurs où tous se connaissent et observent avec curiosité les faits et gestes d’un étranger ? En outre, ils ne marquèrent nul étonnement devant l’absence de Marie de Beerot, se contentant d’échanger en souriant quelques plaisanteries à ce sujet.

— Que voulez-vous insinuer ? demandai-je avec irritation.

— Rien de mal ! répondirent-ils. Absolument rien ! Nous remarquons seulement que la chasseuse de colombes a repris apparemment ses anciennes habitudes. Combien t’a-t-elle donné pour la fille ?

Je n’avais évidemment aucune explication à leur donner mais leur opinion sur la Magdaléenne m’emplit de colère.

— Elle l’a recueillie pour lui apprendre son métier, criai-je.

Ils éclatèrent tous deux d’un grand rire.

— Oui, bien sûr, nul ne doute qu’elle ne lui apprenne son métier ! s’exclamèrent-ils. Autrefois aussi elle enseignait aux jeunes filles à jouer des instruments profanes, à danser des danses impudiques et à chasser les pigeons, bien que la pudeur nous interdise de te dire quel genre de pigeons !

Avant que j’aie eu le temps de leur répondre, j’entendis le vent siffler, la barque donna de la bande, les vagues se levèrent et une violente averse transforma mes coussins en éponges.

— Voilà une réponse à vos discours ! m’écriai-je alors.

Mais nous eûmes bientôt assez à faire pour maintenir notre lourde embarcation au vent tandis qu’elle courait comme fétu de paille en direction contraire ; mais elle se serait remplie d’eau si nous nous étions obstinés à garder notre route.

Les pêcheurs manifestèrent l’intention de dresser le mât afin de hisser les voiles mais je le leur interdis, le bateau n’étant point lesté. Le ciel se chargeait de nuages de plus en plus menaçants déferlant de par-delà la montagne, tout devint sombre et des éclairs commencèrent à zébrer les nues. Nous écopions sans relâche, mais l’eau montait toujours dans la barque. Le vent nous avait poussés près de la côte orientale et nous avancions à la dérive.

Ruisselants et apeurés, les pêcheurs me jetèrent des regards inquiétants.

— La malédiction est tombée sur nous, Romain idolâtre, parce que nous avons accepté de te prendre dans notre barque ! crièrent-ils. Nous sommes coupables d’un acte impie pour t’avoir aidé à transporter une jeune fille d’Israël dans une maison de plaisirs ! Mais nous ignorions ce que tu tramais !

M’accrochant au bord et de l’eau jusqu’au menton, je hurlai à mon tour :

— Vos propos injustes sur Marie ont attiré la malédiction !

L’eau n’était guère froide, mais nous étions cependant transis lorsque, le vent se calmant, nous pûmes écoper entièrement et nous diriger vers la rive jusqu’à l’embouchure d’un ruisseau à sec. De ce côté du lac, la bande de plage était plus étroite et les montagnes se dressaient, falaises verticales, devant nous. Le vent soufflait toujours et les vagues se brisaient en rugissant contre la grève. Les pêcheurs estimaient que le vent se calmerait vers le crépuscule, mais ne manifestaient guère d’enthousiasme à la perspective de reprendre les rames pour une traversée de nuit.