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L’obscurité tombait peu à peu et, bien que nous ayons égoutté nos vêtements du mieux possible, nous souffrions du froid. Plus loin, à la lisière du rivage et de la montagne, nous aperçûmes un petit auvent devant lequel brillait un feu, minuscule point lumineux. Je suggérai de nous en approcher afin de nous sécher mais les pêcheurs se montrèrent quelque peu réticents.

— Nous ne sommes point sur la rive qui nous est impartie, avertirent-ils. Heureusement que nous ne transportons pas nos filets sinon nous risquerions une amende pour pêcher en dehors de notre zone. En outre, de ce côté se réfugient tous les voleurs et toute la racaille de Galilée, sans compter que des lépreux vivent dans les grottes.

Nous n’avions cependant pas le moindre espoir d’allumer un feu, car la pierre et le fer qui ne les quittaient jamais avaient été trempés en mer. Aussi, je dirigeai résolument mes pas vers l’abri et, après une brève hésitation, les deux pêcheurs me suivirent de mauvaise grâce. En m’approchant, je distinguai un homme assis à terre en train de jeter des branches dans les flammes qui s’élevèrent alors jusqu’au ciel en crépitant, et une odeur de poisson et de pain grillés vint frapper mes narines. Devant l’abri, on avait mis un filet à sécher.

— La paix soit avec toi ! dis-je au pêcheur solitaire. La tempête nous a surpris en pleine mer ; nous permettrais-tu de sécher nos habits mouillés près de ton feu ?

L’homme acquiesça d’un geste ; je me déshabillai et étendis mes effets sur un bâton. Le pain cuisait sur des pierres planes chauffées et, dans le fond du foyer, à même les charbons ardents, grillaient deux grands poissons. La sixième heure venait de s’écouler et l’ombre des montagnes gagnait rapidement le rivage tandis que l’on pouvait encore apercevoir à la lumière déclinante du couchant, les édifices et les portiques de Tibériade le long de la rive opposée.

L’inconnu, un homme au visage pur et à la mine avenante, ne me parut guère redoutable. Il salua avec affabilité mes deux compagnons auxquels il laissa une place près du feu. Ces derniers palpèrent le filet en demandant si la pêche avait été bonne ; timidement, l’homme répondit qu’il espérait que la tempête aurait poussé un banc de poissons jusqu’à la crique et qu’il tenterait sa chance le matin suivant.

Sans dire un mot d’invitation, mais comme si ce fût la chose la plus naturelle du monde, il prit le pain, le bénit et coupa un morceau pour chacun de nous et un autre pour lui ; il versa de même de son vin aigrelet dans une coupe creusée dans un sarment de vigne, le bénit et nous le tendit ; ainsi bûmes-nous tous les quatre dans la même coupe. Il avait fort habilement grillé les poissons mais, comme le sel apparemment lui faisait défaut, il les avait assaisonnés d’aromates. Nous mangeâmes en silence. Je remarquai que mes deux compagnons jetaient des coups d’œil pleins de méfiance à l’inconnu tandis que celui-ci, les yeux baissés, souriait pour lui-même, dégustant chacun des morceaux qu’il portait à sa bouche. Lorsqu’il eut terminé son repas, il se mit à dessiner sur le sable avec un petit bout de bois, comme pour cacher son embarras.

Pendant que nous mangions, nos vêtements mouillés dégageaient en séchant peu à peu une épaisse vapeur. La chaleur m’envahissant, je me sentais parfaitement bien ; une langueur somnolente s’empara de moi et mes paupières se firent lourdes. Je ne pouvais détacher mes yeux de cet homme aimable qui, sans prononcer un seul mot, avait partagé son repas avec nous d’une manière si hospitalière. Je remarquai qu’il avait des cicatrices aux mains et aux pieds, et dans son visage un je ne sais quoi de fébrile et délicat qui me suggéra l’idée qu’il relevait peut-être d’une grave maladie et était venu passer sa convalescence dans la solitude. Mais je gardai le silence, à l’image des pêcheurs qui ne lui firent aucune question. Je finis par sombrer dans le sommeil, nu, près du feu, et plus tard, je sentis qu’il posait sur moi mon manteau déjà sec.

Je rêvai jusqu’au moment où je m’éveillai, les yeux noyés de larmes ; m’étant redressé, je vis près de moi les deux pêcheurs qui dormaient profondément, laissant échapper de légers ronflements ; les larmes coulaient à flots sur mes joues et je me sentais orphelin. Le feu était éteint depuis longtemps et, d’après la position des étoiles et de la lune, j’estimai que la troisième veille devait avoir commencé. Le lac brillait devant moi, lisse comme un miroir, mais le solitaire ne se trouvait point à nos côtés et j’éprouvai une étrange angoisse en constatant son absence. Je fus soulagé lorsque je l’aperçus, nous tournant le dos, debout sur la rive, face au lac. Je m’enveloppai dans mon manteau et me dirigeant en hâte vers lui, m’arrêtai à sa hauteur.

— Que regardes-tu ? demandai-je.

Sans tourner la tête, il répondit :

— J’ai vu les cieux ouverts et la splendeur de mon père, et j’éprouvais la nostalgie de la maison de mon père.

Je pris conscience de lui avoir adressé la parole en grec et je me rendis compte qu’il m’avait répondu de même, ce qui m’amena à penser qu’il s’agissait peut-être d’un des adeptes de Jean le Baptiste fuyant la persécution d’Hérode Antipas sur cette rive du lac et vivant dans la solitude, en se nourrissant de la pêche.

Je répondis alors :

— Moi aussi, je cherche le royaume. Je me suis réveillé les yeux pleins de larmes. Montre-moi le chemin.

— Il n’y a qu’un seul chemin, dit-il. Ce que tu fais au plus petit de mes frères, c’est à moi que tu le fais.

Puis, il ajouta :

— Je ne vous le donne pas comme le monde le donne. Que ton cœur cesse de se troubler et de craindre, l’esprit de vérité viendra après moi, mais le monde ne le recevra point parce qu’il ne le voit ni ne le connaît. Mais si toi tu le reconnais, il ne t’abandonnera pas mais demeurera en toi. Je ne laisserai nul orphelin.

Mon cœur fondait dans ma poitrine mais je n’osai toucher le pêcheur.

— Ton langage n’est pas celui d’un homme, murmurai-je. Tu parles comme celui qui détient le pouvoir.

Il me répondit :

— On m’a donné tout pouvoir sur la terre comme dans les cieux.

Puis il tourna soudain son visage vers moi. À la clarté des étoiles et de la lune, je vis son sourire, doux et grave à la fois. J’eus l’impression que son regard me découvrait jusqu’au plus profond, comme s’il dépouillait mon corps de ses vêtements l’un après l’autre, me laissant complètement nu ; et, loin d’en être mal à l’aise, je me sentais libéré.

Me montrant la rive opposée, il dit encore :

— Là-bas, dans le théâtre des Grecs de la cité du prince, une jeune fille pleure qui vient de perdre son frère et nul ne la protège désormais dans la vie. Quel a été ton rêve ?

— J’ai rêvé d’un cheval blanc.

— Qu’il en soit donc ainsi ! dit-il. Dans quelques jours, tu assisteras à une course de chevaux ; engage un pari sur le quadrige blanc, puis mets-toi en quête de la jeune fille pour lui donner ce que tu auras gagné.

— Comment découvrirai-je dans une aussi grande ville une jeune fille qui a perdu son frère ? protestai-je. Et quelle somme dois-je parier ?

De nouveau il sourit, mais son sourire était si triste cette fois que je sentis mon cœur se briser dans ma poitrine.

— Que de questions inutiles, ô Marcus ! murmura-t-il sur le ton du reproche.

Mais je ne saisis point le sens de sa remontrance.

— Comment sais-tu mon nom ? demandai-je surpris. Est-ce que par hasard tu me connaîtrais ? À vrai dire, il me semble t’avoir déjà vu.

Secouant la tête, il dit :

— Ne te suffit-il point que je te connaisse ?

Je compris qu’il se montrait à dessein mystérieux. Dans mon esprit, se cristallisa la conviction qu’il s’agissait d’un des doux de la terre auquel les méditations et l’isolement avaient troublé l’esprit. Sinon, comment se serait-il targué de posséder le pouvoir sur la terre et dans les cieux ? Mais je décidai tout de même de ne point oublier ses suggestions, car il était possible qu’il eût la faculté de lire l’avenir.