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Il dit aussi :

— Ô malheureux ! Tu as beau voir, tu n’aperçois pas, tu as beau entendre, tu ne comprends pas ! Mais tu t’en souviendras un jour, ô Marcus, et voici, tu devras mourir pour mon nom afin que mon nom s’illumine en toi comme le nom de mon père s’est illuminé en moi.

— Quel mal me prophétises-tu là ? m’écriai-je en sursautant, ignorant le sens de ses paroles.

Je pensai qu’il ne parlait point correctement le Grec, car je ne saisissais guère ce qu’il disait.

Il soupira profondément et soudain, laissant choir son manteau, il se dénuda la poitrine jusqu’à la ceinture. Si grande était sa pauvreté qu’il ne portait même pas une tunique.

— Touche mon dos, dit-il en se retournant.

J’avançai ma main, palpai ses épaules sur lesquelles je sentis des traces de flagellation. Après un nouveau soupir, il guida ma main vers son côté gauche et je mis le doigt sur une profonde cicatrice. En vérité, il avait été martyrisé et torturé d’une manière atroce et il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il eût l’esprit perturbé. Je maudis les Juifs qui se tourmentent les uns les autres au nom de leur religion, car il n’y avait aucun mal en cet homme, même s’il tenait des discours insolites. Je ressentis une profonde pitié à son égard.

— Dis-moi au moins ton nom ! Peut-être serai-je en mesure d’obtenir que l’on cesse de te persécuter.

Il répondit alors :

— Si, le moment venu, tu me rends témoignage devant les hommes, je te rendrai témoignage devant mon père.

— Ton nom ! suppliai-je. Et qui donc est ton père, ô homme étrange, pour que tu t’en glorifies de la sorte ?

Mais il garda le silence et, resserrant sur lui les pans de son manteau, s’éloigna de moi à pas lents, signifiant ainsi le terme de la discussion. Il me semblait si extraordinaire, bien que de chair et d’os comme j’avais pu le constater avec mes mains, que je n’osai point le suivre ni l’importuner davantage de mes questions. Après un moment d’hésitation, je regagnai l’abri où je repris ma place et m’endormis aussitôt d’un sommeil sans rêve.

L’éclat du jour naissant sur mes paupières me réveilla. Le soleil se levait sur l’autre rive du lac toujours calme comme une eau dormante, nimbant d’or les montagnes d’en face. Au-delà de l’onde, se dressaient, tels une vision de rêve, les portiques de Tibériade. Une beauté paisible s’offrait à mes regards et il me semblait être, au sortir du sommeil, un être neuf dans un nouveau monde. Les deux pêcheurs déjà debout priaient : « Écoute ô Israël ! »

Mais l’inconnu avait disparu ainsi que son filet. Les restes du repas de la veille étaient disposés comme pour nous inviter à les terminer. Nous mangeâmes tous trois de bon appétit sans échanger un seul mot, puis nous regagnâmes notre barque sur la grève. Je jetai un regard alentour dans une vaine tentative pour découvrir le pêcheur solitaire ; il avait pourtant dit cette nuit qu’il irait pêcher à l’aube, mais on ne voyait même pas la trace de ses pas.

Les pêcheurs s’éloignèrent du rivage à grands coups de rames ; l’embarcation fendait l’onde transparente comme un cristal où se reflétaient les sommets des montagnes et l’éclat vermeil du soleil levant. J’éprouvais toujours la même sensation de nudité et de liberté, comme délivré du poids de vêtements inutiles. Mais, plus je songeais à ce qui était arrivé la nuit passée, plus je doutais et me posais de questions : peut-être tout n’avait-il été qu’un rêve d’une évidence éblouissante ? Comment un anachorète solitaire de la mer de Galilée pouvait-il parler grec ?

Les deux hommes ramaient d’une main ferme, le regard fixé vers l’avant comme s’ils avaient désiré s’éloigner le plus vite possible de la côte étrangère. En revanche, je ne cessais de regarder en arrière pour essayer de découvrir une silhouette solitaire, quelque part, sur le rivage. Mais ma quête s’avéra infructueuse.

— Qui était cet homme avec lequel nous avons passé la nuit ? finis-je par demander. Le connaissez-vous ?

— Tu es trop curieux, Romain ! répliquèrent-ils. Nous étions sur une rive interdite.

Mais l’un d’eux reprit après un silence :

— Il se peut que ce soit un homme connu, peut-être l’as-tu vu s’adresser à la foule, ou peut-être a-t-il été chassé de Galilée après quelques coups de fouet ? Point n’est besoin de faire grand-chose pour cela ! Jean a perdu sa tête pour avoir osé interdire au prince de vivre avec l’épouse de son frère !

Et l’autre ajouta :

— Il avait quelque chose dans son visage et dans ses yeux qui rappelait Jésus de Nazareth. Si ce n’était pas impossible, je dirais que c’était le rabbin en personne, mais Jésus était plus grand, plus sérieux, et pas aussi aimable que cet inconnu. Peut-être est-ce un de ses frères ou de ses parents que la crainte a poussé à se cacher par ici.

Une pensée extraordinaire fulgura dans mon esprit, m’ébranlant jusqu’au plus profond de moi-même.

— Faites demi-tour immédiatement ! hurlai-je en me dressant d’un bond dans la barque.

Ils ne voulurent rien entendre jusqu’à ce que je les eusse menacés de me jeter à l’eau pour gagner le rivage à la nage. Ils virèrent alors de cap et nous rebroussâmes chemin. La proue ne touchait point encore terre que je sautai à l’eau et m’élançai en haletant vers l’abri : tout était comme nous l’avions laissé, les cendres dans le feu et le foyer creusé dans la terre, mais il n’y avait personne. Je courus comme un fou en parcourant la grève de haut en bas, cherchant au moins les empreintes de ses pieds jusqu’à ce que les pêcheurs, s’emparant de moi, me contraignissent à remonter à bord.

Une fois dans la barque, je me couvris le visage de mes mains, me reprochant amèrement mon manque de jugement et de ne point l’avoir reconnu si vraiment cet homme était Jésus de Nazareth. Mais bientôt l’incrédulité l’emporta : l’inconnu était un être humain semblable aux autres comme j’avais pu le vérifier, et aucun de ses traits ne m’avait paru divin, du moins tel que je conçois le divin ; d’ailleurs, n’avais-je point considéré ses discours comme le délire d’un esprit enfiévré ? Mais je pensais aussi : pourquoi le divin doit-il être conforme à ma manière de le concevoir ou de l’imaginer ? Qui suis-je pour établir sous quelle forme doit m’apparaître le fils de Dieu ?

Mon cœur en proie à une cruelle incertitude, je ne savais que croire ; je repassai au crible maintes et maintes fois chacun des mots qu’il avait prononcés et chacune des questions que je lui avais posées. Je finis par abandonner, me demandant simplement si j’assisterais aux courses dans le cirque de Tibériade comme il me l’avait prédit.

Mais le reste d’être humain qui demeurait en moi me poussa à dire avec colère :

— Je vous avais pourtant informés hier que le Nazaréen avait ressuscité des morts le troisième jour ! Si en vérité il vous a semblé le reconnaître, pourquoi ne lui avoir point adressé une seule parole pour l’interroger ?

Après avoir échangé un regard comme pour se mettre d’accord, ils répliquèrent :

— Pourquoi l’interroger ? S’il avait eu quoi que ce fût à nous communiquer, il aurait parlé lui-même ! En outre, il nous fait peur !

Et ils ajoutèrent :

— Nous ne dirons rien à personne de cette rencontre, agis de même de ton côté ! Si c’est vraiment Jésus, ce que nous avons bien du mal à croire, il doit avoir ses raisons pour préférer la solitude et se cacher des Romains.